Le sissy porn m’a rendue trans

 Andrea Long Chu, 2019 ; traduit de l’anglais (États-Unis) par Sœur Julie, printemps 2020

 BONGI. Complètement perverse. Valerie Solanas, Up Your Ass (1965)1 

Quasiment chaque nuit, pendant au moins un an avant que je ne transitionne, j’attendais que ma petite amie s’endorme pour me glisser hors du lit et m’isoler dans la salle de bain. J’allais sur Tumblr dévorer quelque chose appelé sissy porn porno sissy, ndlt. J’avais découvert ça par accident, une nuit, alors que je scrollais paresseusement dans un puits pornographique sans fond. Au début, j’étais plutôt vidéo JOI — l’acronyme veut dire « instructions de branlette » ou Jerk Off Instructions. Dans un JOI typique, une actrice solo dirige en détail la masturbation d’un ou une spectatrice présumée masculin. Le tout est incroyablement méta, même pour du porno : la plupart des actrices de JOI vont jusqu’à humilier leurs spectateurs en les accusant de gâcher leur temps à se masturber, au lieu de baiser de véritables femmes comme elles. L’humiliation est donc un thème fréquent. Les orgasmes sont souvent ruinés, ou réprimés entièrement ; il est courant que l’actrice exprime de l’affection, du dégoût ou de l’amusement à l’idée du petit pénis des participant-es. 

Mais ces vidéos sont bien fades en comparaison du sissy porn. En fouillant sur Reddit, tu peux trouver un genre entier de posts et d’utilisateurices s’inquiétant que le sissy porn ait altéré irréversiblement le cours de leur vie. « Est-ce que le sissy porn m’a rendue trans ou étais-je trans depuis le début ? » s’interrogeait une utilisatrice dans un post datant de 2014 : 

Il y a environ 3 ans, j’ai découvert des vidéos hypnotiques sissy qui sont en gros des images subjectives clignotantes vous disant de porter des culottes, d’être féminin, de sucer de la bite, et même de prendre des hormones. Je suis devenu complètement obsédé par ces vidéos. Rien ne m’excitait autant. C’est arrivé au point où je me suis mis à porter des culottes et à m’imaginer en fille pour me masturber. 

L’autrice du post, vivant aujourd’hui comme un homme gay, est « sûr à 95 % pourcent » d’être une femme trans dans le placard, rappelant sa préférence pour des camarades de jeu filles pendant l’enfance et une anxiété sociale extrême après l’adolescence, son incapacité à s’exciter pendant le sexe avec des mecs (quel que soit le talent de son partenaire), et sa dépression parfois suicidaire à l’idée de continuer à vivre en tant qu’homme. Mais la crainte exprimée par le titre — c’est-à dire, que son obsession pour le sissy porn lui ait donné l’envie de devenir une femme — plane sur le post tout entier. Les posts comme celui-ci décrivent des sentiments de honte, d’anxiété, de confusion et de détresse.

  Elles ont peur que les véritables femmes trans ne soient pas intéressées par ce genre de choses. Une des abonnées écrit que, bien qu’elle ne se soit jamais sentie mâle et malgré sa haine des érections, lorsqu’elle raconta à son psy qu’elle était accro au sissy porn, il lui rétorqua que ce n’était qu’un fantasme. « Les vraies MTF ne font pas ça, » lui répondit son thérapeute.

 En vérité, la transsexualité a longtemps été considérée comme une paraphilie2. Depuis les années 80, le sexologue Ray Blanchard défend une classification des femmes transsexuelles qui les catégorise en deux types érotiques distincts. Les personnes trans et les activistes ont largement refusé cette nomenclature, principalement parce que Blanchard — un homme véritablement répugnant qui à lui seul justifie la présence des « psychiatres et psychologues » sur la liste des personnes à abattre du SCUM3 — considère que les femmes trans sont des mâles. « Tous les mâles avec dysphorie de genre qui ne sont pas orientés sexuellement vers les hommes sont en fait orientés sexuellement vers l’idée ou l’image d’eux-mêmes en tant que femmes, » proposait-il dans un papier en 1989. Il nomma cette tendance l’autogynéphilie4, un néologisme signifiant en grec « amour pour soi-même en tant que femme ». 

Avec ce concept, Blanchard essaye de déplacer le sujet d’étude des universitaires en transférant leur intérêt des objets fétichisés du travesti — par exemple, « les propriétés physiques des habits utilisés pour le cross-dressing (textures soyeuses, couleurs vives) » — vers un investissement érotique plus fondamental qu’est le fait de s’imaginer soi-même en femme.

 Loin de faire l’unanimité dans les cercles de sexologues, le travail de Blanchard s’est fait connaître du grand public en 2003, avec The Man Who Would Be Queen5, un petit bouquin criard se vendant lui-même comme un livre populaire sur les vérités impopulaires. 

L’auteur du bouquin, le psychologue J. Michael Bailey, prend clairement parti pour la théorie de l’autogynéphilie, qu’il présente comme un fait scientifique avéré. La théorie est depuis devenue l’une des pierres angulaires des féministes qui détestent les femmes trans et cherchent à les faire passer pour des pervers. « Le terme transgenre fut forgé … pour créer une image plus acceptable de cette pratique anciennement appelée “paraphilie” — une forme de fétichisme sexuel », écrit la transphobe notoire Sheila Jeffreys6 dans un livre citant allègrement  le travail de Blanchard. Il s’avère que Jeffreys discute aussi longuement du sissy porn. « L’utilisation du mot “sissy” est éclairante puisqu’il s’agit clairement d’un terme offensant basé sur la position subordonnée des femmes », dit-elle, dégoûtée. « Il n’existe aucune association positive entre les femmes et cette pratique, c’est tout simplement dégradant et avilissant. »

 Ce que Blanchard espérait décrire avec le terme “autogynéphilie” était, bien sûr, exactement ce que le SCUM Manifesto avait décrit 20 ans auparavant comme une maladie psychologique commune à tous les hommes. En effet, si tout le monde est femelle7 — et j’espère que vous commencez à croire que c’est vrai — alors l’autogynéphilie ne décrit non pas une affection paraphilique obscure, mais la structure à la base de toute sexualité humaine. Ce n’est pas seulement parce que tout le monde possède une image érotique de soi-même en tant que femelle — c’est pourtant vrai — mais parce que l’assimilation d’une image érotique est, par nature, une qualité féminine. Être de sexe féminin est, dans tous les cas, devenir ce qu’une autre personne désire. Au fond, tout le monde est une sissy.

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Si vous avez déjà vu du sissy porn, vous saurez que transformer les gens en femme est exactement ce que celui-ci revendique. Aussi connu sous le nom de féminisation forcée ou « forced fem », le sissy porn a commencé à circuler sur la plateforme de microblogging Tumblr autour de l’année 2013. Ce genre de porno est surtout le produit d’internautes plutôt que de studios traditionnels : les créateurices de contenu sissy se réapproprient en grand partie des vidéos, des photos, et des gifs animés issus de la pornographie hétérosexuelle mainstream ou « shemale » — la propriété intellectuelle est notoirement difficile à protéger dans l’industrie porno d’aujourd’hui — et modifient ce matériel avec des sous-titres altérant leur sens original. 

En fin d’année 2018, lorsque la plateforme Tumblr décida de bannir tout contenu pornographique, les créateurices de contenu sissy, comme beaucoup d’autres travailleureuses du sexe, furent forcéEs de fuir vers d’autre plateformes, comme Twitter et Instagram. Le concept central du sissy porn est que les femmes à l’écran (certaines cis, certaines trans, la plupart blanches mais pas toujours) sont en fait d’anciens hommes qui ont été féminisés (« sissifiés ») en étant forcés à porter du maquillage, de la lingerie, et à réaliser des actes de soumission sexuelle. Sa réalisation se fait grâce à cette forme unique d’interpellation à la deuxième personne dont les sous-titres font usage : « Tu adores te faire baiser le cul », par exemple, ou « Tu veux sucer de la bite ». (Le sissy porn utilise souvent le mot bite8 comme un nom commun non comptable, comme eau ou sucre, probablement parce qu’il peut toujours y en avoir plus.) 

Les sous-titres font comprendre aux spectateurices que le simple fait de regarder du sissy porn constitue en soi un acte de dégradation sexuelle et, que ça leur plaise ou non, les spectateurices seront inévitablement transformées en femmes. Cela fait du sissy porn une forme de métapornographie, c’est-à-dire, du porno au sujet de ce qui vous arrive quand vous regardez du porno. Autrement dit, le sissy porn prend l’effet féminisant implicite de toute pornographie (même la plus vanille) et le promeut à un statut de contenu explicite — avec des résultats souvent spectaculaires9

Au centre du sissy porn se trouve le trou du cul, une sorte de vagin universel à travers lequel la femellité10 est toujours accessible. Au milieu de la crise du SIDA, le critique Leo Bersani écrivit de façon mémorable que l’horreur publique de sexe anal trahissait le désir haineux de « l’image intolérable d’un homme mature, jambes en l’air, incapable de refuser l’extase suicidaire qu’est le fait d’être une femme ». 

Le sissy porn utilise littéralement cette peur. Se faire baiser vous rend femme parce que la femme est baisée. Pour autant, le sissy porn se désintéresse complètement de la personne active dans la baise. Les hommes apparaissent, lorsqu’ils apparaissent, seulement par fragments : une main, un cul, une jambe égarée. Tops are props [les tops sont des accessoires] ; leur fonction est purement structurelle. « Appeler un homme un animal est le flatter, » écrit Valerie dans SCUM. « Il est une machine, un gode avec deux jambes. On dit souvent que les hommes utilisent les femmes. Les utiliser pour quoi ? Sûrement pas pour le plaisir. » Le sissy porn fait couramment usage d’objets fétiches — maquillage, lingerie, seins, talons hauts, et la couleur rose — mais contrairement au fétiche freudien classique, ces objets promettent la castration, au lieu de la prévenir. 

Pour Freud, le fétiche était un substitut transparent au « phallus femelle absent ». Le petit garçon, traumatisé après avoir découvert que sa mère n’a pas de pénis, cherche à se rassurer au moyen d’un objet pouvant remplacer ce pénis — une chaussure à talon haut, par exemple, ou le toucher du velours. Le fétiche est donc « un gage de triomphe contre la menace de castration, et une protection contre celle-ci ». Pourtant, même Freud savait que le fétiche, en désavouant la castration, la reconnaît implicitement ; le sissy porn utilise cette faiblesse, en transformant le fétiche, garantie de sécurité pour le pénis, en une garantie de perdre à jamais son pénis. 

Cela veut dire que, lorsque que la sissy est une femme trans, même son propre pénis fétichisé devient symbole de castration. Si son pénis est mou, il est moqué pour sa petite taille et est appelé « petit clito »11 ; s’il est dur,  c’est tout simplement la preuve qu’elle prend du plaisir dans sa dégradation. 

En fait, être une sissy revient toujours à perdre l’esprit. Le terme technique pour ce phénomène est bimboification. Les sous-titres du contenu sissy nous invitent fréquemment à nous soumettre à l’hypnose, au brainwashing, à l’abêtissement, et à toutes sortes de manières de nous retirer un peu d’intelligence. « Pourquoi est-ce que j’aime l’idée de me transformer en bimbo ? » demande unE utilisateurice. « C’est parce que mon cerveau est toujours plein. Je me soucie toujours de savoir si mon Maître m’aime véritablement. Suis-je assez bien ? Est-ce que je fais les bons choix ? Est-ce que les gens m’aiment ? Comment puis-je vivre ici, avec le contexte politique actuel ? Y’a-t-il seulement un endroit où s’échapper ? » 

Les gestes souvent mis en scène au format GIF enregistrent quasiment toujours l’évacuation d’un désir : des visages se flétrissant, des jambes tremblantes, des yeux révulsés. Le format GIF lui-même communique cette idée, une espèce de centrifugeuse à distiller la femellité et la réduire à son essence la plus pure — une bouche ouverte, un trou du cul dans l’expectative, des yeux blancs, complètement blancs. 

Le sissy porn m’a bel et bien rendue trans. Tout au moins, il a servi comme une allégorie habile à mon désir d’être femme — et crescendo, à tout désir en tant que tel. Trop souvent, les féministes ont imaginé l’impuissance comme suppression du désir par une force extérieure, et elles ont oublié qu’en grande partie, le désir est cette force extérieure. La plupart des désirs sont non consensuels ; la plupart des désirs ne sont pas désirés. Vouloir être une femme est quelque chose qui m’est tombé dessus, comme une langue de feu, ou une infection — ou une maladie mentale, si du moins vous croyez le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, où la dysphorie de genre est coincée entre frigidité et pyromanie. L’implication est évidente : aucune personne saine d’esprit ne voudrait être femelle. Ce que, rappelez-vous, nous sommes toutes.

1 Le titre complet de la pièce est Up Your Ass, or, From the Cradle to the Boat, or, The Big Suck, or, Up from the Slime, ce qui peut se traduire par Dans ton cul, ou Du berceau au bateau, ou La grosse douille, ou Debout dans la boue.

2 Terme englobant toutes les pratiques et attirances sexuelles qui sortent de la norme, et dont certaines figurent comme « trouble » dans le DSM (manuel diagnostique des troubles mentaux).

3 Le SCUM Manifesto est un pamphlet féministe délicieusement polémique écrit par Valerie Solanas en 1967 et appelant à « renverser le gouvernement, éliminer le système monétaire, mettre en place une automatisation complète et détruire le sexe mâle ».

4 Autogynephilia en anglais.

5 L’homme qui se voudrait reine

6 Sheila Jeffreys, qui a enseigné à l’université de Melbourne, a été l’une des plus ferventes théoriciennes anti-trans des dernières décennies. Elle a été critiquée pour ses vues essentialistes, et pour une utilisation erronée et oppressive du concept de « construction sociale ».

7 Female en anglais Ce passage fait référence à la thèse du bouquin dont il est extrait : Females (2019) – « Everyone is female, and everyone hates it », soit : « Tout le monde est femelle et tout le monde déteste ça ». Dans ce petit opuscule, Andrea Long Chu défend la définition suivante : « pour nos besoins, je définis comme femelle toute opération psychique dans laquelle le soi est sacrifié pour faire place aux désirs d’unE autre »

8 Cock en anglais.

9 Pour continuer sur la note précédente, regarder du porno est « féminisant » parce que cela implique non seulement d’adapter de et de modifier ton désir (ton regard). ALC utilise des exemples de la manosphère ainsi que de Up Your Ass de Valerie Solanas, pour illustrer ce propos.

10 Clitty en anglais [ndlt].

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