Un corps à habiter

Par Gwen Benaway, traduit par Mirza-Hélène Deneuve, relu par Soeurs Thalie, Liz, Nath et Qamille. Texte original : https://hazlitt.net/longreads/body-home

Nous publions ce texte de Gwen Benaway qui parle de vaginoplastie, de rupture amoureuse, des devenirs multiples de l’autonomie corporelle et des limites du langage face à des « vérités difficiles à mettre en mots ». Refusant la fascination cis pour nos corps qui prétend sans cesse en extraire de « nouvelles » frontières du genre, l’autrice cherche au contraire à décrire la complexité de nos expériences individuelles et collectives pour mieux faire ressortir les strates et circulations d’affects, d’actions, de rêves et de souvenirs qui façonnent nos vécus. Mirza, qui s’est donné la mort en mars dernier, avait traduit ce texte à l’automne 2020 pour cette intervention politique et située, qu’on retrouve également dans un autre texte de Benaway, Chatte, lui aussi publié sur ce blog : « on ne devrait jamais exiger des meufs trans des descriptions de nous-mêmes qui sacrifient notre humanité pour prouver notre genre ». Oui, touxtes et dans nos joies comme dans nos peines, nous sommes « fatiguéex d’expliquer des choses qu’il ne vous appartient pas de comprendre »: nos corps sont irrémédiablement nôtres, ainsi que toutes les histoires qu’ils nous donnent ou non la force de raconter. Repose en paix et en puissance, Mirza. Tu nous manques.

On voit parfois la chirurgie comme un moyen d’échapper au fait d’être une femme trans, une libération permettant enfin de se fondre dans une vie « ordinaire ». Mais mes cicatrices, la complexité de mon être, comptent plus que n’importe quelle illusion de liberté.

Le matin de mon opération, je me réveille à 5 heures à Laval. Depuis ma fenêtre, la ville est sombre et recouverte d’une épaisse couche de neige. Il fait -14°C et un froid mordant perce à travers les cloisons de la résidence rattachée à la clinique chirurgicale. La chambre où je dors est tapissée d’un bleu profond. Baignés dans la lueur de l’écran LED de mon téléphone, les murs se dressent autour de moi comme un ventre indigo. Je m’habille dans l’obscurité.

Je sors et commande un Uber, avant de me diriger vers l’épicerie la plus proche, qui reste ouverte de nuit. Le chauffeur s’étonne de ma promenade si matinale. Il m’appelle « mademoiselle » et semble inquiet pour ma sécurité dans ce quartier où l’aube ne s’est pas encore levée. La radio est réglée sur une station de musique classique et l’Adagio pour cordes de Samuel Barber résonne dans la voiture tandis que nous traversons le pont qui relie Laval et Montréal. Je cherche des yeux la rivière, mais il fait trop sombre pour distinguer autre chose que l’éclairage intérieur de la voiture.

Nous arrivons à l’épicerie. Je descends et l’Uber s’en va. J’achète des cigarettes et j’en fume une sur le parking. Je commande un autre Uber pour rentrer là où je suis hébergée. C’est le même chauffeur qui revient me chercher. Il a l’air plus soucieux à présent. Il essaie de me faire la conversation, mais je ne parle pas du tout français et il connaît à peine l’anglais : alors nous haussons à tour de rôle les épaules et nous nous taisons. Quand je sors de l’Uber, il me dit « bonne journée, mademoiselle » avec un hochement de tête. Je le salue de la main tandis qu’il s’éloigne.

Debout dans la neige, je fume à nouveau. L’aube remplit l’horizon. Je ne pense pas à la chirurgie. Je n’ai pas de pensées. Je suis aussi vide que ces espaces qui séparent les maisons et le ciel. La neige, le froid et le vent me traversent. Je disparais de tout, jusqu’au moment où je rentre dans ma chambre et commence à faire mes bagages pour l’hôpital. Plus tard, quand je me rappellerai ce moment, j’aurai l’impression qu’une partie de moi est encore là à fumer dans l’aube, à Laval, dans l’attente de se compléter.

Dans cette histoire sur ma chirurgie, je veux garder une place pour dire qu’il y a de nombreuses façons d’être une fille trans. Pour certaines d’entre nous, la chirurgie semble être le seul moyen d’accéder au bonheur. Mais plein de filles trans ne voudront jamais se faire opérer et trouvent de la joie dans leur corps tel qu’il est. Je connais aussi un certain nombre de femmes trans qui, prises entre deux feux, essaient toujours de décider quel est le chemin qui leur convient le mieux. Le système actuel de prise en charge pour la chirurgie exige que tu prétendes savoir exactement ce que tu veux, mais il y a très peu de moments dans la vie où l’on ne ressent ni doute ni hésitation. Vouloir quelque chose que l’on n’a jamais eu, surtout en l’absence d’information ou de soutien dans sa décision, est une vérité difficile à mettre en mots.

J’ai commencé ma transition en pensant que je ne prendrais pas d’hormones et que je ne me ferais pas opérer, mais j’ai changé d’avis. Une partie importante de ma transition a consisté à apprendre à apprivoiser ma féminité et à accepter que j’avais la possibilité de modifier mon corps. J’ai pris la décision de commencer les hormones parce que j’ai pleuré lorsque mon médecin a reporté le rendez-vous prévu pour ma première consultation. L’idée d’attendre deux semaines supplémentaires pour ne serait-ce que discuter des hormones m’avait fait fondre en larmes. Plus j’avançais dans ma transition, plus j’en voulais pour mon corps. Je me rappelle encore du moment où j’ai pris mon premier bloqueur de testostérone, une petite pilule blanche dans la paume de ma main qui avait un goût de craie.

Après huit mois de traitement hormonal, je suis entrée dans le processus de validation médicale pour la chirurgie. J’ai fait des entretiens et des bilans de santé. J’ai expédié mes formulaires et envoyé des courriels à la clinique de Montréal jusqu’à ce qu’une date soit fixée. La réglementation actuelle en matière de chirurgie exige que vous ayez été sous hormones et que vous ayez vécu à plein temps dans votre genre pendant au moins un an. J’ai obtenu la date de mon opération dans les quatre semaines suivant mon admissibilité, un record pour toutes les femmes trans que je connais.

À l’approche de mon opération, j’ai été bombardée de messages négatifs, que ce soit sur les réseaux sociaux ou en face à face, à propos de mon futur vagin. La transphobie et ses allié·e·s répandent énormément de fausses informations sur la chirurgie de réattribution sexuelle – on se couperait grossièrement le pénis, et nos vagins ne seraient que des plaies ouvertes qui ne guérissent jamais. Tout cela produit une impression de fausseté à propos de ce dont nos corps sont capables, dont le poids est terrible à supporter. Pour les femmes trans, le manque de ressources concernant la chirurgie de réassignation sexuelle constitue un obstacle dans l’accès aux soins et à une procédure qui nous permet simplement d’affirmer notre humanité.

Je crois que l’accès à la chirurgie de réattribution sexuelle est un droit, mais auparavant, je ne savais pas ce que la chirurgie signifiait pour moi. Il est difficile de trouver des images de vagins post-opératoires montrant le travail de mon chirurgien. Même parmi mes amies, celles qui avaient subi l’intervention ne pouvaient pas vraiment m’expliquer ce qui allait se passer : j’ai donc pris ma décision sans être véritablement informée des résultats possibles. J’écris cet essai afin d’ouvrir une petite fenêtre, pour que d’autre filles trans disposent de plus d’informations que moi.Il y a beaucoup de contradictions dans mon histoire, des complexités que je ne peux pas faire tenir en quelques mots. Je n’ai pas besoin que mon histoire soit parfaitement claire, qu’elle figure une fenêtre sans fêlures sur mon humanité. Il y a des parties de moi-même que je refuse de montrer à qui que ce soit. La société exige des femmes trans qu’elles s’expliquent sur qui elles sont avant de nous donner le droit de nous appeler des « femmes », mais je suis fatiguée d’expliquer une chose qu’il ne vous appartient pas de comprendre.

Mon vagin n’a pas été créé sur la table d’opération d’un·e·x chirurgien·ne·x. Il a grandi en moi tout au long de ma vie. La chirurgie a été un moyen de lui donner une autre matérialité, mais elle marque le milieu d’un processus, et non son début ou sa fin. Mon corps et mon genre sont continus. Ni l’un ni l’autre n’ont été créés ou achevés par la chirurgie, mais celle-ci a permis de les ré-imaginer. Je suis une femme vivante et cette histoire témoigne avant tout de ma vie.

Elle est tout aussi désordonnée, tout aussi incomplète et imparfaite que je le suis.

Dans la salle d’attente, je suis assise sur un canapé noir. Il me reste encore quelques minutes avant d’entrer au bloc opératoire et de rencontrer pour la première fois mon chirurgien. Les murs de cette pièce sont peints en noir. La lumière de la lampe éclaire faiblement le recoin opposé. Je peux voir mon reflet dans le miroir juste en face. Je lisse compulsivement mes mèches au-dessus de mes oreilles et j’essaie d’aplatir un peu mes boucles. Je veux avoir l’air aussi féminine que possible lorsque je rencontrerai le chirurgien. Je veux qu’il fasse pour moi son meilleur travail. J’ai appris peu à peu que les hommes ne donnent le meilleur d’eux-mêmes que lorsque vous avez l’air d’en valoir la peine.

Je ne sais pas depuis combien de temps j’attends dans cette chambre obscure et vide, mais l’attente est suffisamment longue pour que je commence à trembler à cause de l’air frais. Mon chirurgien entre brusquement, s’approche et se présente à moi. Quelque chose dans ses yeux me rappelle mon partenaire, W., une sorte d’intensité contenue. Il me conduit dans une petite salle d’examen et me demande d’ouvrir ma robe pour que je lui montre mon pénis. Il le regarde pendant cinq secondes et déclare que j’ai « beaucoup de peau disponible pour travailler ». Il me demande si j’ai des questions.

Je lui dis que le pénis de mon partenaire fait vingt centimètres et que j’ai besoin d’une profondeur suffisante pour le recevoir. Je lui dis que je veux un beau clitoris. Je me rends compte en parlant que je suis défoncée par les médicaments que les infirmièr·es·x m’ont donnés. Je veux qu’il sache que j’ai des relations sexuelles avec des partenaires masculins durant lesquelles je suis pénétrée. J’ai entendu dire que les femmes trans lesbiennes font l’objet d’un traitement différencié à la clinique, et qu’elles ont tendance à avoir de moins bons résultats. Je veux qu’il pense que mon opération sera importante pour le plaisir de cet homme anonyme. Je dis tout cela de ma voix la plus douce, en flirtant, mes yeux faisant des aller-retours du plafond au plancher tandis que je joue les timides.

Il sourit à mon flirt. « Vous êtes consciente que n’avez pas besoin d’avoir tout son pénis en vous, n’est-ce pas ? Mais je ferai de mon mieux. » Il place sa main sur mon épaule droite et la caresse en va-et-vient pendant plusieurs secondes avant de quitter la pièce. Notre consultation chirurgicale a duré moins de deux minutes. Un·e·x infirmièr·e·x vient me conduire à la salle d’opération, une pièce immense remplie de matériel médical et de personnes en blouses bleues. Personne ne réagit à mon entrée, comme si je venais d’arriver à la fête d’anniversaire d’un·e·x inconnu·e·x.

L’anesthésiste me fait grimper sur la table d’opération et m’installe une perfusion. Un·e·x infirmièr·e·x met en place le blocage rachidien qui me coupe toute sensation dans le bas du corps. L’anesthésiste me dit qu’à partir de ce moment, je ne me souviendrai plus de rien, mais il se trompe. Je me souviens qu’ils ont placé mes jambes dans des étriers automatisés qui les ont soulevés en l’air. Iels ont ensuite installé un cadre métallique autour de ma poitrine et l’ont enveloppée dans un drap blanc pour que je ne puisse plus voir le bas de mon corps.

À l’aide des fragments qui me reviennent lentement au fil des deux jours suivants, je reconstitue l’image du chirurgien entrant dans la pièce. Je me souviens qu’il a touché mes organes génitaux et agité mon pénis tout en parlant aux infirmièr·es·x. Je sais que je me suis réveillée pendant l’opération et que j’ai crié. Je peux encore voir l’anesthésiste appuyer ses bras sur ma poitrine et me regarder dans les yeux en me disant d’arrêter de bouger. Il me répète de me concentrer sur lui pendant qu’une infirmièr·es·x injecte frénétiquement quelque chose dans ma perfusion. Je me souviens de ses deux grands yeux bleus, du poids de ses bras sur ma poitrine et du drap blanc qui bouge dans l’air ventilé de la salle d’opération.

Tels sont les rêves opiacés qui baignent mon devenir. Ils me hantent toujours.

J’ai toujours su qu’un jour je ferais cette opération. Je n’ai jamais cessé d’en parler depuis que je suis enfant. J’ai vécu ma vie entière en voulant cette chose que je pensais ne jamais obtenir, en rêvant à ces possibilités incluses dans mon corps. D’autres femmes trans ont recours à un vocabulaire différent pour parler de leur volonté. Elles disent vouloir « corriger une erreur » ou « mettre en accord leur corps avec leur esprit ». Pour ma part, j’utilise le mot « miracle ». Au nom de toutes les fois où j’ai prié pour me réveiller dans un autre corps, la chirurgie allait enfin m’apporter une réponse.

Les gens imaginent leur corps comme une certitude. Iels grandissent en connaissant le rôle de chaque membre, qu’iels nomment et peuvent alors s’approprier. Contenants absolus, agencements immuables. Nous naissons dans « nos » corps et nous ne pourrions leur échapper qu’à l’heure de notre mort. Je refuse cette représentation de nos corps – elle ne correspond pas à la réalité. Nous tombons malades, nous nous blessons. Nous changeons de poids ou de taille. Nous modifions nos corps à l’aide de tatouages, de piercings, et aussi d’autres corps. Nous ne naissons pas pour adopter une forme unique, mais bien une multitude de formes.

Mon corps est une délibération. Celle-ci a commencé dès ma naissance, mais des erreurs ont été faites. Les gens ne m’ont pas écoutée lorsque je leur ai dit que mon corps voulait changer. Personne ne m’a demandé qui j’étais, car tout le monde était sûr·e·x de mieux comprendre mon corps que moi. Presque toute ma vie, j’ai écouté ce que les autres m’ont dit. J’ai accepté les limites qu’iels posaient sur mon corps. J’ai essayé de rendre mon corps plus mince et plus fort, de l’utiliser pour le plaisir des autres en échange de leur amour. Je me suis laissé affamer corporellement, tout en courant plus de soixante kilomètres par semaine.

Mais mon corps a vaincu le déni. Il exigeait de se transformer. Mes cuisses et mes seins voulaient grandir. La courbe de mes hanches avait besoin de s’étirer vers le monde. Mon corps a cessé d’écouter toutes ces autres voix, et il m’a confié qui nous étions vraiment. Pour la première fois de ma vie, j’ai écouté mon corps et sa joie. J’ai pris des hormones et j’ai eu recours à la chirurgie. Mon corps et moi, nous nous sommes autorisées à changer.

J’ai abandonné mes certitudes et ma zone de confort. Mon corps m’a soutenue alors que personne d’autre n’était en mesure de le faire. Ensemble, nous avons imaginé, au lieu d’une fin, une possibilité. Voilà la véritable histoire de nos corps. Mouvement, joie, et délivrance dans de nouveaux agencements. Nos corps n’ont pas besoin d’être parfaits ou exactement tels qu’ils étaient à l’époque où nous sommes né·es·x. Nous ne sommes pas régi·es·x par la forme sous laquelle nous naissons. Nous nous adaptons, nous guérissons, nous grandissons. Nos corps ne sont pas une fin, mais un commencement. C’est là une vérité pour laquelle je suis prête à mourir.

Je reviens à moi dans la salle de réveil. Je ne peux plus rien sentir en dessous de ma taille. Je reste dans le vague pendant des heures, mais je me réveille enfin lorsqu’une infirmière vient vérifier mon pansement. La sensation commence à revenir et maintenant j’ai mal, d’une douleur sourde et tendue entre les jambes. Elle commence à me raconter sa vie amoureuse et me parle de son petit ami pendant qu’elle m’injecte de la morphine en intraveineuse. Elle me plaît sur le champ. Elle découvre que mon pansement laisse couler du sang : un signe que je saigne beaucoup. C’est un risque, me dit-elle, et elle doit refaire le pansement. C’est douloureux, si douloureux que je commence à pleurer malgré la morphine.

J’échange des messages avec W. pour me distraire de la douleur : je lui explique que je vais bien mais que je saigne toujours. Je lui dis à quel point je suis heureuse. En écrivant le SMS, je réalise que c’est vrai. Je ne peux pas sentir grand-chose, mais je sens que mon pénis a disparu. L’espace entre mes jambes est différent, il y manque ce léger poids que je porte depuis ma naissance. Je me dis que je suis libre, que je suis enfin libre. W. me répond par une longue série de « fuck ! » avec des points d’exclamation. Il me dit de le tenir au courant. Je discute avec lui par intermittences durant la nuit, délirante, pleine d’allégresse et de médicaments.

Juste avant de me rendormir, je lui envoie ce message: « J’ai un vagin !!! ». Et il me répond : « Ouais tu as un vagin !!! » La banalité de nos textos tranche avec l’étrangeté du moment. J’ai passé plus de deux ans à lui dire que je voulais faire cette opération. Une fois, je lui ai envoyé la seule photo de vulve post-opératoire que j’aie pu trouver de mon chirurgien, et je lui ai demandé si elle avait l’air normale. Cette opération est entièrement la mienne, mais c’est un objectif que nous avons partagé, lui et moi, depuis que nous nous connaissons. Maintenant, il assiste à mon devenir à distance, célébrant quelque chose que nous n’avions pas même cru possible.

Je sens l’espace entre mes jambes, étroit et douloureux. Les infirmièr·es·x ont appliqué de la glace autour de mon pansement. Je pense à comment ma matinée a commencé, seule dans une pièce bleue, au moment de traverser une ville plongée dans l’obscurité. La chambre d’hôpital baigne dans la même lueur bleue d’écrans et de néons froids. Voilà, j’y suis, je pense, vivante et avec un vagin. J’ai l’impression de rentrer chez moi après un long voyage qui m’a entraînée vers un endroit où je n’avais jamais voulu me rendre.

Une semaine avant l’opération, je suis rongée par l’angoisse. Je m’allonge sur mon lit et fixe le plafond. Je pleure sous la douche. Je veille toute la nuit en écoutant du gospel. Je me désintègre à force d’inquiétudes et de doutes. Je m’échappe dans le Lorazépam que mon médecin me prescrit. Il m’adoucit de ses nimbes et me fait sombrer dans le sommeil.

W. et moi traînons ensemble le jeudi qui précède mon départ de Toronto pour Montréal. Notre relation a toujours été faite d’oscillations intenses, avec des interactions parfois violemment transphobes. Mais, dans la période qui précède mon opération, son amour me soutient. Je le retrouve à l’université, dans la salle de classe de son master. Nous commandons de la nourriture chinoise à emporter avec une sauce rouge à tremper. Je lui fais découvrir les boulettes de poulet. Nous nous faufilons hors du bâtiment d’anthropologie pour fumer et nous finissons par errer sur le campus désert, en sautant à travers les buissons. Je lui lance des boules de neige et le poursuis avec mes mains froides et mouillées. Il me raccompagne jusqu’au métro et je rentre chez moi.

Lorsque j’arrive à mon immeuble, je me rends compte que j’ai perdu mes clés. J’appelle W. et je m’excuse auprès de lui. Nous nous rejoignons à la station Spadina pour refaire notre trajet. Il n’est pas en colère, mais plutôt sympa et assoupi. Nous écoutons de la musique avec ses écouteurs en prenant le tramway pour retourner vers le campus. Dans mon oreille gauche résonne une triste chanson d’amour à la guitare, tandis que les lumières du tramway me font cligner des yeux. Nous cherchons partout sur le campus mais nous ne trouvons pas mes clés. Il est trop tard pour appeler mon propriétaire, alors je rentre chez W.

Nous nous rendons à l’arrêt de W. plongé·es dans le même rêve fatigué. Il touche mes cheveux pendant le trajet en métro, les effleure de la main et me dit combien ils ont poussé. Je souris en haussant les épaules. W. m’a connue à cette époque où j’étais un garçon, quand mes cheveux étaient coupés courts suivant le style classique des jeunes minets gays. Aujourd’hui, mes cheveux sont blonds, m’arrivent aux épaules, et bouclent aux extrémités. Ce petit moment d’intimité est plus puissant pour moi que n’importe quel autre que nous avons partagé, parce qu’il témoigne de son amour pour moi tout au long de mes multiples transformations.

Nous arrivons chez lui et montons les escaliers jusqu’à son appartement du premier étage. Je me promène dans sa chambre, ramassant des photos et des papiers éparpillés sur sa commode et sur son bureau. Je m’allonge sur son lit et je regarde le plafond. W. sort son appareil photo vintage, charge une pellicule et s’allonge à côté de moi. « Prenons une photo en souvenir de cette nuit terrible », me dit-il, en tenant son appareil au-dessus de nos têtes. Nous regardons l’objectif ensemble et il déclenche l’obturateur. Je voudrais garder cette photo, même si je pense qu’elle ne sera pas réussie. C’est l’un des derniers moments que je passe dans ce corps et dans cette vie.

Le matin, il me lit de la poésie en espagnol et me fait des œufs. Comme il pleut lorsque nous sortons de chez lui, j’ouvre mon parapluie. Mes clés tombent sur le sol. Elles s’étaient coincées dans les plis du parapluie. J’essaie de m’excuser auprès de W., mais il prend l’air de rien. Nous allons chercher le métro ensemble. Il va à la fac et moi, je rentre à la maison. Je me sens heureuse en passant la porte de mon appartement.

Cette nuit-là, quelque chose s’empare entièrement de moi pour habiter mon corps tout au long de mon opération et de ma convalescence. Je le prends comme un petit miracle, l’un de ces moments que je recherche depuis le début de ma transition. Il s’agit de ces instants du quotidien durant lesquels j’oublie que je suis trans ; où je me sens ordinaire et petite, mais aussi en sécurité dans une intimité qui m’inspire confiance. Je ne suis alors plus seule ou laissée pour compte, mais bien soutenue dans mes possibilités. En éveil et en souffrance dans mon lit d’hôpital, ou lorsqu’une dépression accablante s’abat sur moi, je pense à cette nuit pour me rappeler pourquoi je me suis fait opérer.

Peut-être que ces deux choses, être aimée et se faire opérer, semblent sans rapport pour quelqu’un·e·x qui n’est pas trans. Combien de fois dans votre vie avez-vous lu qu’une fille comme moi était aimée? Combien de fois avez-vous entendu parler d’une femme trans à qui son amoureux lit des poèmes en espagnol dans un salon ensoleillé ? Combien de fois avez-vous vu une fille trans s’endormir sur l’épaule d’un garçon dans le métro à une heure du matin ?

Question plus difficile encore : vous arrive-t-il souvent de penser aux organes génitaux des femmes trans ? Lorsque vous voyez une femme trans dans la rue ou sur des photos, est-ce que vous vous demandez ce qu’il y a entre ses jambes ? Lorsque vous lisez l’histoire de ce garçon qui m’aime, présumez-vous qu’il est gay ? À quelle fréquence la pensée de mes parties génitales se glisse-t-elle dans votre esprit lorsque vous me regardez ou que vous m’entendez parler ?

Pour moi, être aimée et se faire opérer sont liés, car d’une possibilité dépend l’autre. Je veux vivre une vie dans laquelle je n’ai pas à écrire un article sur mes organes génitaux, ou à me demander à quoi vous pensez quand vous me regardez. Je ne veux pas embrasser le front d’un garçon le matin au réveil pour me demander ensuite, inquiète, s’il n’a pas peur que ses colocataires se rendent compte que j’ai dormi chez lui. Je veux vivre dans ce moment durant lequel je suis aimée aussi longtemps que possible. La chirurgie n’arrête pas la transphobie et n’est en aucun cas une solution à la honte qu’on assigne aux femmes trans. Mais elle me permet d’être présente à mon corps sans ressentir ce sentiment d’inconfort qui m’accable.

Je veux être une fille qui peut se déshabiller avec un amant sans avoir l’impression qu’elle doit d’abord s’excuser.

Après deux jours à l’hôpital, je suis transférée avec ma voisine à la clinique de soins post-opératoires. Rattachée à l’hôpital, c’est une maison moderne de deux étages qui porte le nom d’un papillon. Je suis trop faible pour effectuer les seulement cinq minutes de marche jusqu’à la clinique. Chaque fois que je me lève, j’ai des vertiges et je manque de m’évanouir. Un accompagnateur·ice·x m’emmène en fauteuil roulant à travers la neige et le verglas. Lorsque j’arrive, deux infirmièr·es·x marchent à côté de moi, leurs bras entrelacés aux miens pour me faire monter jusqu’à l’étage où se trouve ma chambre. Iels me donnent des analgésiques dès que j’atteins mon lit.

Je m’allonge en silence dans ma nouvelle chambre à la clinique. Mon lit fait face à de grandes baies vitrées. Par la fenêtre, je peux voir la cime des arbres et la ligne d’horizon. De grands avions vont et viennent constamment, suffisamment proches pour me permettre de distinguer les noms des compagnies aériennes. L’aéroport est tout près de la clinique. Regarder les avions descendre à travers la ligne d’horizon devient mon réconfort sur place, quelque chose que je peux faire lorsque je ne ne trouve pas le sommeil ou que je me sens dépassée par ce qui m’arrive. Ils me rappellent à la vie, me montrent que tout est en mouvement et que le possible n’a jamais cessé d’exister.

Mon séjour à la clinique est rythmé par le programme de rétablissement qu’a fixé mon chirurgien. Le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner sont servis au rez-de-chaussée à heures fixes. Les infirmièr·es·x vont et viennent pour vérifier nos indicateurs vitaux et nous donner des pilules trois fois par jour. Il y a huit autres filles dans la clinique, qui se remettent toutes de la même opération, ainsi qu’un homme trans. Il me faut deux jours pour commencer à parler aux autres patient·es·x, mais bientôt je commence à m’intégrer à la vie sociale de la clinique. Nous sommes de tous âges, de tous milieux et de toutes races.

Chacun·e·x réagit différemment à l’opération. Certaines filles ont des complications et luttent contre la douleur. D’autres filles n’ont aucune complication et ne semblent pas du tout souffrir. Je suis l’une des filles les plus actives : je me déplace constamment dans la clinique et je me promène à l’extérieur. Je suis rarement dans ma chambre, préférant m’asseoir sur le canapé de la salle commune au rez-de-chaussée. Ma voisine passe son temps à dormir ou à s’allonger en silence sur son lit. Je trouve ma chambre suffocante.

J’ai des visiteur·euses·x presque tous les jours. Un·e·x de mes ami·es·x de Montréal, elle aussi une personne trans autochtone, a entendu dire que je devais rester en ville le temps de ma convalescence et m’envoie des visiteur·euses·x de son réseau social, y compris san partenaire. La femme de man meilleur·e·x ami·e·x, K., vient tous les jours discuter avec moi et m’offrir un soutien délicat. Deux de mes ami·es·x écrivain·es·x me rendent également visite, et l’un·e·x d’elleux porte un long manteau de fourrure noire qui fait sourciller les infirmièr·es·x. Je compte sur ces visites pour survivre, comme un fil d’Ariane tendu dans ma vie.

D’autres personnes ne peuvent m’apporter qu’un soutien limité. Au bout du compte, je suis seule le temps de mon rétablissement. Contre l’avis des infirmièr·es·x, je me promène à l’extérieur de la clinique, glissant sur la glace et la neige pour m’approcher de la rivière. Un cycle sans fin de dilatations, de douches, d’antidouleurs et de repas quotidiens remplit mon temps. De toutes ces tâches, la dilatation est la plus complexe. Pendant l’opération, le chirurgien a coupé les muscles de mon plancher pelvien afin de fournir la place nécessaire pour mon vagin. Je dois rééduquer ces muscles, qui n’ont pas l’habitude d’être ouverts et de fléchir, en insérant des dilatateurs en céramique de couleur vive dans mon vagin et en les maintenant en moi pendant trente minutes.

Dans les rares moments où je ne fais rien, j’essaie de réaliser ce qui m’arrive. Tout me semble très ordinaire, mais mon corps et ma vie sont définitivement altérées. Il y a une complexité dans mon opération que je ne sais pas exprimer à voix haute. J’imaginais que cela me ferait beaucoup plus mal, ou que ma vie se gonflerait soudainement d’émotion. Assise dans le salon au lever du soleil, je me rends compte que je pensais que l’opération allait provoquer un changement en moi. Mais pourquoi l’aurait-elle fait ? J’ai toujours été une femme. La seule différence entre le moi de maintenant et la fille qui est entrée à la clinique il y a quelques jours, c’est ce qu’il y a entre mes jambes.

C’est une différence qui compte, aussi bien pour moi que pour les autres, mais ce n’est ni la fin ni le début de mon genre. C’est juste un autre moment dont je dispose pour en savoir plus sur ce que j’ai toujours été.

Durant mon troisième jour à la clinique, on retire le pansement de mon vagin. Je n’ai pas pu voir mon vagin depuis l’opération à cause de la gaze imbibée de sang qui le recouvrait jusqu’alors. Je suis assise sur une table d’examen médical, les pieds dans les étriers. Je déteste cette pièce, et la vulnérabilité soudaine d’être nue et avec mes organes génitaux exposés à l’air froid. L’infirmière coupe mon pansement et utilise une pince pour retirer la gaze. Elle me dit qu’on en a beaucoup appliqué sur mon vagin pour arrêter le saignement. Tout cela ne prend que quelques minutes.

Je retourne en marchant vers ma chambre. Je n’ai toujours pas pu voir mon vagin parce que le gonflement de mon pubis m’empêche de regarder entre mes jambes. Mon vagin commence à brûler, et la douleur augmente soudainement tandis que le sang se précipite dans les tissus que le pansement avait compressés. La douleur me submerge. Ma colocataire est sous la douche, car on lui a retiré son pansement avant moi. Je me tiens à la fenêtre, prostrée sous l’effet de la douleur et de l’étrangeté du moment. J’ouvre la fenêtre, l’entrebâillant à peine, et je me mets à pleurer à chaudes larmes. Je ne sais pas quoi faire, alors je m’appuie à la fenêtre et je pleure, et c’est tout.

Ma voisine m’entend en sortant de la douche. Elle me demande si je vais bien et je lui dis en sanglotant que ça peut aller. La douleur est immense, à son maximum depuis qu’on a refait les pansements de mon vagin après l’opération. J’arrête de pleurer et je m’habille. Je descends et demande des médicaments contre la douleur. Les infirmièr·es·x essaient de me les refuser, mais j’insiste. Je remonte et je prends ma première douche en cinq jours. Il y a un miroir dans la salle de bains. Nue, je lui fais face, et je vois mon vagin pour la première fois.

Ma vulve est parfaite. Elle est enflée et meurtrie. De longues lignes noires et mauves rayonnent sur mes hanches. Je peux voir des points de suture autour de mon clitoris et des coutures à l’entrée de mon vagin. Je suis surprise de voir à quel point il est ordinaire, malgré le traumatisme évident de la chirurgie. Il ressemble à un vagin lambda qui aurait pris part à une rixe dans un bar. Il va à mon corps comme s’il avait toujours été là. Je reste debout et je fixe mon corps nu pendant cinq minutes, tremblante dans la salle de bain froide.

Lorsque des gens parlent avec moi de mon opération, ils veulent généralement des détails explicites. Certain·es·x de mes ami·es·x ont regardé des vidéos d’opérations en ligne avant la mienne. Les gens sont choqué·es·x et surexcité·es·x d’entendre parler de mon vagin, étrangement fasciné·es·x par la procédure médicale et ses résultats. Je résiste à l’envie d’en parler dans le détail, parce que cela tend à présenter l’opération comme un acte surnaturel. En réalité, cette chirurgie est très standardisée, puisqu’elle existe depuis plus de quarante ans.

Une partie des fausses informations qui circulent à propos de cette opération relèvent d’une incompréhension fondamentale quant à ce que fait la chirurgie. Le corps des femmes trans est recouvert d’un voile de secret et d’embarras, qui touche en particulier cette chirurgie. Je reçois des e-mails de personnes qui me demandent des photos d’après l’opération. Iels me demandent quelle est la profondeur de mon vagin ou à quoi ressemble mon clitoris. Lorsque je leur fait remarquer à quel point ce sont des informations personnelles, iels sont surpris·es·x de découvrir que je ne veux pas partager mon corps avec elleux.

Si la représentation accrue des femmes trans dans les médias a contribué à une plus grande prise de conscience de qui nous sommes, elle fait également de nos vies et de nos corps des pièces de musée. Nos droits et notre humanité sont l’objet de controverses dans les actualités tandis que nos mort·es·x se muent en de sordides faits divers remplis de mégenrage et de haine. Nos corps ne nous appartiennent jamais. Je protégerai mon vagin, c’est une promesse que je me fais, contre le voyeurisme ou la curiosité des autres.

J’ai enduré tant de douleur et tant de peur pour avoir un vagin ; mon corps mérite mieux que d’être exhibé. Le monde ne me permettra peut-être pas d’avoir ce que je veux, mais j’ai l’intention de faire de mon mieux pour me protéger. En ce qui me concerne, mon vagin est sacré. Il représente une vulnérabilité et une joie que je ne suis pas prête à perdre. Il vaut plus qu’un moment de pédagogie : c’est mon humanité, un organe vivant et dont le souffle vaut mieux que votre regard fasciné.

Je parviens au terme des six jours de convalescence à la clinique. Iels m’envoient en taxi rejoindre l’aéroport à 7 heures du matin. Je suis si faible que je peux à peine marcher jusqu’à la voiture. Je manque de vomir pendant le trajet de la clinique à l’aéroport. Je suis toute seule pour rentrer chez moi, ce qui se révèle plus difficile que je ne l’imaginais. À l’aéroport, je m’enregistre pour le vol et les agent·es·x de bord m’installent dans un fauteuil roulant. Iels ont l’air de savoir tout ce qui m’est arrivé même si je ne leur ai rien dit. Iels me font passer le contrôle de sécurité et me conduisent à ma porte d’embarquement. J’attends une heure dans le fauteuil roulant avant de monter dans l’avion.

Le vol de retour est confus. Je prends des antidouleurs pour gérer l’inconfort de l’avion. Je ressens à chaque mouvement de l’appareil une douleur aiguë entre mes jambes. Un ami du groupe de soutien trans que j’ai l’habitude de fréquenter m’accueille à l’aéroport. Il me ramène chez moi en Uber. Nous mangeons des cheeseburgers sur mon lit, avant que je ne m’endorme sous l’effet des antidouleurs. Au réveil, je commence le programme de récupération qui va structurer toutes mes journées pendant les trois prochains mois. Je me réveille, je prends des analgésiques, je fais ma dilatation et je prends un bain. Rincez, répétez.

La récupération est difficile car j’ai l’impression de flotter, seule dans mon appartement. Je prends mes médicaments et je fais mes dilatations aux heures prescrites. J’essaie de manger, mais j’ai du mal à prendre plus d’un repas par jour. Les gens vont et viennent. Mes relations ont du mal à supporter le poids de mon rétablissement. J’essaie de ne rien demander à personne. Les médicaments contre la douleur me rendent émotive. W. me rend visite un soir et je finis par me mettre à pleurer dans ses bras, et à lui confier combien c’est difficile. Il tente de me réconforter, mais il ne peut contenir qu’une infime partie de mon anxiété. J’essaie de devenir plus forte.

Pendant trois mois je prends des analgésiques avec effet narcotique. Ils enveloppent le déroulement du temps autour de moi. Chaque fois que je prends une nouvelle dose d’Oxycontin, je me sens davantage déconnectée de mon corps et de sa guérison. J’ai besoin de ce médicament pour faire mes dilatations et pour dormir, mais je ne comprends en réalité qu’après coup à quel point il m’épuise. J’ai peur de devenir dépendante. Chaque fois que je prends une pilule, je me sens coupable et j’ai honte d’en avoir encore besoin.

Je pleure sous la douche quand de nouvelles gouttes brillantes de sang tombent entre mes cuisses. Je saigne moins que les autres filles en salle de réveil, mais je panique quand même dès que les saignements recommencent. Je m’inquiète constamment pour ma guérison, même si les médecins me disent que tout ira bien. Je dors sous une seule couverture, en m’imaginant vivre une autre vie. Peut-être le printemps apportera-t-il de nouvelles choses. Peut-être retrouverai-je enfin cette intimité quotidienne dont j’ai tant besoin.

Au deuxième mois de mon rétablissement, une inflammation maligne due à la maladie de Crohn m’envoie aux urgences en ambulance. L’infirmière de l’accueil refuse d’utiliser mon prénom féminin et cherche mon ancien prénom dans les dossiers de l’hôpital. Elle m’appelle par un prénom masculin que je n’ai pas utilisé depuis des années. Même si ma carte vitale porte le genre et le prénom adéquats, elle tient quand même à contester mon genre alors que je vomis sur une civière. Elle et les ambulancièr·es·x plaisantent à propos de mon opération et de mon vagin. Elle leur demande s’ils ont regardé mon vagin pour voir s’il ressemble à un « vrai », et elle taquine l’un des ambulanciers : vu qu’il a des goûts de freak, peut-être que ça l’exciterait de regarder.

Pendant tout mon séjour aux urgences, personne n’utilise les bons prénoms et pronoms. On m’envoie quand même en imagerie médicale. Le médecin revient pour me demander ce en quoi consiste mon vagin. Il me montre l’image de mon abdomen et dessine un cercle autour de mon vagin comme s’il s’agissait d’un corps allogène inconnu. Personne ne comprend ce qu’est la chirurgie de réassignation sexuelle ou si elle complique ma maladie de Crohn. Je vomis depuis maintenant vingt-quatre heures, incapable de boire ou de manger et plongée dans d’horribles souffrances. Après bien des déboires, iels me relâchent à nouveau dans la rue.

Je finis par me rendre à nouveau dans deux services d’urgence la semaine suivante. Dans un autre hôpital, un urgentiste me demande si je suis une travailleuse du sexe ou si je suis toxicomane parce que je suis trans. Je suis toujours mégenrée et traitée comme un homme. Ils refusent de me faire passer des tests ou de traiter ma douleur, malgré mes vomissements et ma faiblesse persistantes. Des infirmiers et des médecins – tous des hommes – exhibent mon vagin et mes seins à des étrangèr·es·x qui passent dans le couloir. Personne ne me demande si je ne préférerais pas être examinée par une infirmière ou une docteure. Au bout d’un moment, ils décident de me mettre dans un couloir et je m’en vais. C’est tout.

Au dernier service d’urgences que je visite, on m’écoute et on utilise les bons pronoms. Ils me soignent et font davantage de radios. Personne ne comprend quoi que ce soit à propos de ma chirurgie ou de mon vagin, mais on prend soin de respecter mon corps. Je reste en salle d’attente durant sept heures d’affilée. Ma meilleure amie, une autre fille trans, reste avec moi et me tient la main. Elle défend ma cause auprès des infirmièr·es·x et des médecins. À 3 heures du matin, lea médecin me dit que j’ai une occlusion intestinale partielle et que je dois être hospitalisée.

Je passe les cinq jours suivants à l’hôpital. Je ne peux pas faire de dilatation car je passe la plupart de mon temps allongée dans un couloir sur une civière. W. me rend visite et explique aux infirmièr·es·x que je dois faire mes dilatations afin de maintenir les résultats de mon opération. Les infirmièr·es·x trouvent une solution en me laissant faire ces dilatations dans un réduit pendant que l’une d’elles monte la garde devant la porte. Après avoir passé une semaine extrêmement malade à voir mon corps déshumanisé par des étrangèr·es·x, je me sens plus épuisée que jamais.

Tant bien que mal, je me rétablis et je survis. Mon corps se raccommode et se reforme en un tout unifié. Je retourne au travail et je reprends ma vie. Ça y est, après avoir attendu toute ma vie, je suis enfin moi, ici, dans ce monde. Rien n’a vraiment changé, sauf que la petite voix qui sonnait l’alarme à chaque rencontre avec mon corps jusqu’à l’opération est enfin silencieuse.

Il me faut trois mois de convalescence avant de me sentir suffisamment à l’aise pour toucher mon vagin. Bien que j’en prenne soin tous les jours, je reste déconnectée de sa présence jusqu’à ce que je me force à le toucher. Ce n’est ni une blessure, ni une cicatrice. C’est un espace doux et chaud à l’intérieur de moi qui est rempli de plaisir et d’amour. Après toutes ces luttes, mon vagin est si ordinaire que cela me choque. J’en oublie la différence qui marque mon corps, au point de m’habiller sans réfléchir en leggings moulants et d’acheter des serviette hygiéniques à l’épicerie comme si j’avais fait cela toute ma vie.

La veille de mon départ pour Montréal pour mon opération, W. et moi allons voir Call Me By Your Name au cinéma. Le film ne nous plaît pas vraiment, mais nous apprécions par contre le pop-corn. W. est venu avec des Milk Duds et des Twizzlers, une habitude des classes ouvrières américaines que j’aime aussi. Ensuite, nous allons prendre le thé dans un café branché à côté de mon appartement. Il me tient la main au-dessus de la table, et la presse contre la sienne quand que je lui dis combien j’ai peur. Je lui demande si je devrais annuler mon opération. « Tu n’es pas obligée de la faire, me dit-il, je serai toujours là quoiqu’il arrive ». Je souris et presse sa main en retour. « Je sais, lui dis-je, mais j’ai l’impression que, pour moi, c’est la seule façon d’être libre. »

Il me fixe un moment dans les yeux avant de répondre. « Je ne sais pas ce que l’opération va changer pour toi, dit-il. Je ne peux pas savoir ce que c’est que de se sentir comme toi ». Je ne sais pas quoi dire, alors nous restons assis·es avec cette peur qui rôde autour de moi. Il fait glisser ses doigts sur toute la longueur de mon bras, de la paume jusqu’au coude, avant de revenir prendre ma main . J’aimerais qu’il me dise ou fasse quelque chose qui m’aiderait à avoir moins peur, mais je sais que personne ne peut faire face à cette opération à ma place. Il me raccompagne chez moi et me m’étreint que dans le hall de mon immeuble. Je presse mon visage contre son cou, serrant mes bras autour de lui aussi étroitement que possible. Il me berce, debout, pendant plus de cinq minutes.

Lorsqu’il me laisse partir, je lève ma main vers son visage pour faire courir mes doigts le long de sa barbe jusqu’à ses lèvres. Je lui dis « Je t’aime », terrifiée à l’idée de ne plus jamais le voir. Un sourire penaud descend sur son visage avant qu’il ne me réponde : « Je t’aime aussi. » Il s’éloigne dans la nuit. Je monte à mon appartement et je regarde ma valise déjà prête. J’appelle une amie pour lui parler avant d’aller me coucher. Je pense à combien ma vie a changé depuis le début ma transition. Je me suis déjà faite une vie différente et maintenant je suis sur le point d’arracher ses racines pour un nouveau changement.

Sur le point de m’endormir, je m’imagine rentrer à la maison avec un vagin. Je m’imagine en train d’aller à l’université pour commencer mon doctorat en portant des leggings moulants. J’imagine le printemps, aller se baigner au lac en maillot de bain. Je m’imagine heureuse et aimée. J’imagine que je me sens à l’aise dans mon corps. J’ai l’espoir d’une vie meilleure et c’est grâce à cet espoir que je décide de me faire opérer coûte que coûte.

On présente parfois la chirurgie comme une façon d’échapper au fait d’être une femme trans. Je connais des femmes trans, qui ont l’air plus cis que moi, et qui après leur opération ne se sont plus jamais identifiées publiquement comme trans. Une partie de moi voudrait être libre de se fondre dans une vie « ordinaire ». De ne plus jamais faire face à la transphobie et à sa violence incessante, de ne plus me soucier de ce que mes amant·es·x voient en moi, de ne plus craindre les attaques et les critiques à cause de mon genre.

La chirurgie n’a pas été, pour moi, cette échappatoire. Certes, j’ai un vagin et un corps qui correspondent aux attentes de la société envers les femmes, mais je suis toujours une femme trans. Si je me fondais dans la masse, en devenant « stealth » comme on dit communément, je porterais en moi les cicatrices de ma transition. Je devrais aussi abandonner tous ces dons qui viennent avec ma transitude, ces moments de joie et de plaisir au quotidien qui ont jailli sur ma peau pour passer dans mon esprit comme de l’eau de pluie dont s’imprègne le sol. Cet être compliqué signifiera pour moi toujours plus que n’importe quelle liberté illusoire.

J’ai une capture d’écran sur mon téléphone. C’est un message que W. m’a envoyé avant mon opération, après que je lui ai fait dit à quel point je m’inquiétais. Il m’a écrit : « Ça va aller. Je t’aime. Je te promets de t’aider autant que je peux » Il me redit que même si mon opération est dure ou douloureuse, cela ne va pas durer. Il ajoute : « De plus, le printemps arrivera peu après. Tu pourras faire pousser ton vagin tandis que toutes les autres fleurs apprennent à fleurir ». Il y a une fleur rose en émoticône et un cœur rouge vif à la fin.

Je garde la capture d’écran de ce message parce qu’elle me rappelle une vérité importante à propos de mon opération. Rien n’est jamais entièrement parfait ou immaculé après son passage dans le monde. Chaque amour porte l’inévitabilité de sa perte. Pourtant, comme me le rappelle W., à l’intérieur de chaque douleur se loge la possibilité du plaisir.

Comme dans chaque hiver, il y a la promesse du printemps qui vient.

Trois mois après mon opération, W et moi avons rompu. Les deux années de notre relation intermittente ont été marquées par un cycle incessant de soins et d’abus : sa transphobie a toujours été présente dans notre amour, une violence qui a imprégné mon corps jusqu’à ce que chaque partie de moi soit hantée par le fantôme de sa présence. J’espérais que la chirurgie allait résoudre cette transphobie en lui permettant enfin de me voir réellement comme une femme. Cela n’a pas été le cas.

Lorsqu’il voit mon vagin pour la première fois, son visage se décompose. Il sort de la pièce et ne se montre pas pendant près de cinq minutes. Nous n’en parlons plus le temps de quelques heures, mais lorsque nous abordons à nouveau le sujet, il me crie dessus si fort que le serveur du restaurant vient nous voir pour s’assurer que tout va bien. Je pleure seule dans une ruelle, luttant pour comprendre la raison pour laquelle il pourrait vouloir me faire du mal dans ce moment de profonde vulnérabilité. Nous nous séparons trois semaines plus tard. Il m’est impossible de lui pardonner cette trahison.

Je suis tentée de cacher la vérité sur notre rupture. Cela doit ressembler à une distraction par rapport à l’histoire de mon devenir, une révélation qui contredit la façon dont W. m’a soutenue tout au long de mon opération, mais ce n’est pas le cas. L’une des leçons les plus importantes que j’ai tirée de mon opération est d’accepter les imperfections de nos vies. Chaque jour après l’opération, je regardais mon vagin guérir et passer par des stades d’hématomes et de boursouflures multicolores. J’ai saigné à travers mes draps pendant la nuit et j’ai lavé les fluides post-opératoires chaque matin.

Il a fallu presque cinq mois pour que le gonflement autour de mon vagin diminue. Mes cicatrices, deux lignes d’incision verticales légèrement surélevées, coupent mes lèvres et centrent mon vagin au milieu de mon corps. Il y a une petite marque rouge juste au-dessus de mes poils pubiens qui indique où se trouvait mon drain sanguin postopératoire. Avec le temps, mes cicatrices s’estompent et deviennent moins visibles, mais elles seront toujours là, présentes à mes yeux même si elles demeurent indiscernables pour quelqu’un·e·x d’autre. Je ressens la même chose à propos des cicatrices autour de mon vagin qu’envers W.

Les événements qui accompagnent notre devenir laissent une empreinte sur nous. La complexité de ma relation avec W. n’est pas une chose que je veux atténuer dans le but de raconter une « meilleure » histoire. Je ne peux pas séparer W. de mon opération sans nier les façons dont la transphobie et la transmisogynie ont façonné la femme que je suis. Son amour et ses abus m’ont changée autant que le scalpel du chirurgien, laissant dans mon corps des impressions qui s’amenuisent mais ne me quitteront jamais complètement. Tout comme mes cicatrices vaginales m’identifient comme femme trans, de la même façon je tremble instinctivement chaque fois qu’un homme me touche.

La rupture et la violence de ma relation avec W. m’ont presque achevée, mais je survis. J’avance dans ma vie et dans le processus de guérison. J’écris un essai sur notre relation et sur les mauvais traitements qu’il m’a fait subir. De nouveaux amants entrent dans ma vie et je trouve de la joie dans mon vagin. J’apprends à jouir et à avoir confiance dans mon corps. Je soutiens les autres filles trans autour de moi lorsqu’elles commencent à planifier leurs opérations. Je réponds à leurs questions détaillées sur l’opération et sur mon vagin. Parfois, en fonction de la confiance que je leur accorde, je partage des images de résultat avec elles.

J’essaie de rappeler aux filles trans qu’il faut croire en la possibilité de notre joie. Parfois, lorsque je touche la courbe intérieure de mes lèvres, moi aussi j’y crois.

Tout corps établit une controverse entre le passé et l’avenir. Un corps n’est jamais immobile, mais toujours en mouvement vers une autre façon d’être. Ce qui nous définit en tant que personne n’est pas le corps dans lequel nous sommes né·es·x ni les corps que nous pouvons créer, mais bien les vies que nous vivons à travers eux. Ma vie est plus que mon corps, mais pour la première fois, je sens que mon corps est un lieu habitable.

Des miracles peuvent se produire. Ils arrivent toujours de manière inattendue. Ou bien ils tombent du ciel ou bien ils sortent des mains d’un chirurgien. La seule chose avec les miracles et les corps, c’est qu’ils nécessitent de la foi. Je ne parle pas ici d’une foi en un quelconque être tout-puissant, mais bien de la foi en nos propres possibilités. La vérité, c’est que le plus dur pour moi n’a été ni l’opération ni la convalescence. Ce n’étaient pas non plus les délais d’attente ni les complications. Ce n’était même pas les risques ou la douleur.

Le plus dur pour moi a été d’accepter que je méritais d’avoir un vagin. Et je le mérite. Je l’ai toujours mérité et maintenant, j’ai une vie et un corps qui sont vraiment les miens. Je ne peux pas vous expliquer ce que cela signifie si vous n’avez pas vécu ce que j’ai vécu. C’est ça le vrai cadeau de la chirurgie pour moi. Enfin, après toute une vie où l’on m’a dit que j’avais tort, je n’aurai plus jamais besoin de m’expliquer devant vous.

Les fleurs des pommiers qui poussent le long de ma rue ont ouvert leurs pétales parfumés le même jour que mon premier orgasme post-chirurgical. Je n’oublie pas l’hiver, lorsque je fais tomber les pétales le long de ma chemise en passant auprès d’eux. Je me souviens de la longue période d’hibernation des pommiers, du temps qu’ils ont attendu pour devenir ce qu’ils sont et de tout ce qu’ils ont enduré durant cette attente. Les gelées amères, les matins gris, le désespoir tranquille de leurs racines.

Mon opération, les arbres en fleurs, le fait d’être aimée de bonnes et de mauvaises façons, l’attente que les hématomes s’effacent, tout comme les cicatrices au plus profond de moi – toutes ces histoires sont les miennes. Elles remplissent mon corps et animent ma vie. Je ne suis ni une inspiration ni un monstre. Je ne suis qu’une fille avec des pétales de pommier dans les cheveux, qui éternue à cause de leur pollen odorant en allant au travail.

J’allume une cigarette devant les arbres et je me cache à l’abri de leurs branches. De la fumée passe autour de moi, illuminant les contours des rayons du soleil, mon corps et les courants invisibles du vent. Je m’imagine cinq mois plus tôt. Je me vois debout dans la lumière de l’aube à Laval tandis que la neige tombe autour de moi. J’ouvre les yeux sur l’endroit où je me trouve à présent. Je suis toujours dans deux endroits à la fois, ici et dans le passé.

Un nouveau corps, un ancien corps. Laval, Toronto. Hiver, printemps. Pré-opération, post-opération. Pénis, vagin. Dans ces deux moments, à chaque instant, je suis une femme.

Si vous deviez ne retenir qu’une seule pensée de toute mon histoire, que ce soit celle-là.

Mirza avait écrit un compte-rendu de son opération (vulvoplastie) à l’hôpital St-Louis à Paris, qu’elle souhaitait voir diffusé. Celles qui en auraient besoin peuvent nous contacter à trrrransgrrrls@gmail.com pour l’obtenir.

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