La volière de la reproduction sociale queer

Un essai expérimental sur les utérus, les œufs, et autres lieux de travail. Par J. J. Gleeson, traduction par Qamille, relu par Soeurs Feutre et Liz. Lien vers le texte original ici.

« Pas besoin de donner naissance à un enfant pour être une mère. »

Meerder Wörter

I – Travail féminin, travail utérin

Que signifie l’acte de porter un enfant ? Est-il possible de définir la féminité par-delà ce travail intime ?

Deux branches de la pensée marxiste féministe ont élaboré des recherches sur les forces laborieuses qui ne se laissent pas réduire aux usines et aux bureaux baignés de la lumière des néons, offrant par là une vision inclusive des modes économiques, qui étudie pleinement le foyer et la maternité.

La gestation et son rôle dans la reproduction a été au cœur du travail de la géographe féministe Sophie Lewis, qui a étudié l’ « utérin » depuis une perspective marxiste. Le travail de Lewis a pour but de déromantiser notre regard sur la grossesse et l’enfantement, de manière à ce que nous puissions voir celleux qui portent des enfants comme des travailleur-es. Les implications politiques de cette approche sont contenues dans ce slogan lapidaire : « gestateur-ices de tous les genres, unissez-vous ».

A partir de la biologie théorique de Suzanne Sadedin, Lewis décrit le processus d’« anthropogenèse » (c’est-à-dire, la production d’êtres humains) comme chimérique : il implique fœtus et gestateur-ice en une relation ambiguë, une lutte qui « enferme » l’adulte pris-e dans ce processus, qui se retrouve chargé-e de nourrir les cellules qui prolifèrent en ellui sans arrêt. Porter un enfant, de ce point de vue, est un acte à la fois de collaboration et d’antagonisme. C’est sur cette base que Lexis adopte un slogan hérité des féministes noires : les enfants ne s’appartiennent qu’à elleux-mêmes, plutôt que d’être les possessions de leurs parents. La gestation, de ce point de vue, est à la fois une forme de travail et une lutte ambiguë entre différentes exigences vitales.

Le livre de Lewis, Full Surrogacy Now : Feminism against Family1, réfute les conceptions plus simplistes des « radical-féministes » concernant la GPA (lesquelles demandent souvent que cette pratique soit prohibée) en se référant aux actions menées par les véritables travailleur-es de la GPA, qui, comme on pouvait s’y attendre, voient plutôt leurs luttes comme une affaire de meilleures conditions de travail.

Parmi les féministes aux théories rétrogrades (qui sont monnaie courante dans la petite île arriérée d’où vient Lewis, la Grande-Bretagne), cette position a causé quelque polémique. En particulier, le remplacement de « mères » et « femmes » par le terme neutre « gestateur-ices » (gestator en anglais) a fait monter au créneau les réac habituel-les. Un article approfondissant cette perspective montre que Lewis ne cédera pas un pouce de cette vision trans-inclusive de la gestation :

« Les relations ‘‘utérines’’ sont des relations de travail, historiquement contingentes, scalaires et spatiales. Cela inclut non seulement l’avortement, les fausses-couches, les règles et la grossesse, mais aussi d’autres formes de maintien ou d’abandon qui rendent la vie possible sans supposer d’utérus anatomique, telles que la maternité transgenre, le soin en fin de vie, l’adoption, les familles d’accueil, et d’autres pratiques qui rendent possibles des naissances, de meilleures morts, ou la survie. »

Tandis que pour les féministes transphobes, mentionner le corps revient à insister sur sa fixité, sa réductibilité à des parties corporelles et aux atomes qui les composent, la position mammifère de notre espèce, et à affirmer la transcendance du dimorphisme au-delà de toute histoire et de tout dialogue, la perspective de Lewis insiste au contraire sur l’« utérin » pour en faire un lieu où se rencontrent des processus de travail plus larges. Il faudra encore beaucoup de travail pour que ce projet – l’alliance du matérialisme historique et de l’anatomie critique – s’étende à d’autres aspects de l’existence genrée.

1Une traduction française qui a été suggérée est : GPA totale, maintenant : le féminisme contre la famille ; v. https://acta.zone/le-feminisme-contre-la-famille-entretien-avec-sophie-lewis/ pour une introduction en français à ce livre.

II – Reproduction : le biologique et le social, les bébés et la force de travail

Un autre courant, plus établi, de la pensée marxiste féministe, dont le rapport avec la recherche de Lewis sur le travail utérin est encore incertain, est la théorie de la reproduction sociale.

Approfondissant un terme que l’on trouve chez Marx, cette école de pensée se concentre sur la question de la « production de la vie » : comment les forces de travail se maintiennent-elles en tant que telles ? Aux yeux des marxistes, la « force de travail » se distingue des heures de travail échangées : le prolétariat amène sur son lieu de travail une puissance et une vigueur qui demandent plus de sa part que ce pour quoi il est habituellement rémunéré. Bien des activités, de l’organisation du quotidien au brossage de dents, sont requises pour qu’un-e travailleur-se existe comme tel-le, et cette « face cachée » de la relation salariale forme la base de l’exploitation capitaliste.

La reproduction sociale est associée à une foule d’activités accomplie soit par d’autres travailleur-es, dans le cadre de l’emploi, soit par les travailleur-ses elleux-mêmes (ou celleux qui les soutiennent). De l’éducation à la petite enfance en passant par le soutien psychologique et les heures passées à s’occuper des enfants au sein du foyer, ce travail souvent sous-payé ou non-payé fournit l’inévitable soubassement du travail qui produit des marchandises.

La théorie de la reproduction sociale a pour but de rendre cet aspect du labeur quotidien, souvent négligé, pleinement visible. Comme l’expliquent les théoricien-nes marxistes féministes David McNally et Sue Fergusson :

« Le féminisme de la reproduction sociale révèle, d’abord, que l’on ne peut pas simplement présumer l’existence de la force de travail : celle-ci est rendue disponible pour le capital à cause de sa reproduction par, et au sein de, un ensemble précis de relations sociales genrées et sexualisées qui existent au-delà de la relation directe travail/ capital, dans la sphère soi-disant privée. »

Le travail de portage, de pliage, de récurrage qui permet à une génération de travailleur-ses de remplacer la précédente est au cœur de cette nouvelle théorie de la reproduction sociale. Cette théorie interroge non seulement l’organisation du travail, mais aussi la manière dont la force de travail qui le rend exploitable en vient à exister tout court.

Pour les féministes marxistes qui s’intéressent principalement à la reproduction sociale, il en ressort une connotation évidente : le rejet implicite (mais rarement explicité) de l’idée commune selon laquelle la féminité est définie principalement par sa participation à la reproduction soi-disant biologique (porter, donner naissance et, idéalement, élever, des enfants). Par contraste avec cette vision réductrice, les féministes marxistes d’aujourd’hui cherchent à révéler le travail investi dans la création et le maintien d’une force de travail, travail qui retombe souvent sur des épaules déjà surchargées.

L’aspect subversif de cette façon de penser réside dans son refus de normaliser le travail qui sous-tend chaque mode de production. C’est principalement des femmes dont il est question lorsque l’on examine cette variété de travail : en les plaçant au centre du fonctionnement quotidien d’un mode économique, les féministes marxistes, qui mettent la reproduction sociale au centre de leurs préoccupations, cherchent tacitement à détrôner une conception de la féminité selon laquelle son fardeau propre reposerait sur et refléterait la « destinée biologique » de l’enfantement.

Aux yeux des théoricien-nes de la reproduction sociale, le fait de porter et de donner naissance à des enfants n’est qu’une facette d’une entreprise bien plus élaborée d’engendrement et de maintien des forces de travail exploitables. Le potentiel de cette école de pensée dans l’optique d’une théorie réellement trans-inclusive est donc considérable : cis comme trans, les prolétaires font pour l’essentiel face aux mêmes exigences et aux mêmes ennemis de classe. Cependant, il existe toujours un risque que la théorie de la reproduction sociale tombe dans l’ornière de la « normativité révolutionnaire » qui fait obstacle à de nombreux efforts pour penser le genre de manière systématique. Sous sa pire forme, le féminisme marxiste a tendance à établir un schéma analytique grandiose, qui doit ensuite se replier sur lui-même pour intégrer, après coup, la vie quotidienne des queers, lumpenprolétaires, et autres marginaux.

Il existe plusieurs noms désignant cette branche du féminisme marxiste qui déploie à la fois compétence et énergie dans ses efforts pour éviter ce grand risque. Holly Lewis, dans son traitement de la reproduction sociale, s’appuie sur le transféminisme et la théorisation des corps intersexes pour proposer ce qu’elle appelle « la politique de tout le monde ». Kate Doyle Griffiths a proposé l’expression « théorie de la reproduction sociale queer » pour désigner les lectures du travail reproductif attentives aux vies qui débordent les limites conventionnellement acceptées de la domesticité. Comme iel l’écrit :

« La famille est à la fois ‘‘le cœur d’un monde sans cœur’’, qui promet sécurité, protection et chaleur affective, mais aussi un lieu et une source de discipline et d’exclusion – au sein de la famille elle-même et dans ses effets sur les travailleur-ses dans la sphère du travail payé. »

Pour les théoricien-nes de la reproduction sociale queer, une préoccupation centrale est de fournir une explication pleinement matérialiste de la manière dont les foyers privés dominent et rendent misérables les vies intérieures et les identifications les plus intimes de celleux qu’ils préparent à faire partie de la force de travail. Depuis la violence disciplinaire et la dépossession auxquelles font face les enfants et adolescents queers jusqu’à la négociation des complexités propres au placard, de nombreux points de tension et de crise sont éclairés d’un jour nouveau par cette école du marxisme queer.

III – La Terreur de la Reproduction Transsexuelle

« On se représente souvent la reproduction de la vie elle-même, lorsque la vie est confondue avec un idéal social (‘‘la vie telle que nous la connaissons’’) comme menacée par l’existence des autres : les immigrant-es, les queers, les autres autres… Dans ces conditions, la famille est représentée comme vulnérable, et en besoin de défense contre les autres qui violent les conditions de sa reproduction. »

Sara Ahmed, Queer Feelings

La fertilité pour les personnes trans est un sujet tendu, souvent interdit. Suite à de récentes décisions juridiques, en Finlande et au Japon, aujourd’hui encore, la stérilisation d’une personne trans fait partie des conditions nécessaires à la possibilité d’une transition officielle. En d’autres termes, les personnes trans rejoignent les rangs des minorités racialisées, des peuples colonisés, des handicapé-es, et des communautés de gens du voyages/ rom : l’ombre du natalisme est un anti-natalisme qui cible les populations indésirables (parfois en silence, parfois sans pitié), les marquant comme la dernière génération à devoir être tolérée (dans le meilleur des cas).

Ces politiques eugénistes ont été bien plus largement répandues dans notre histoire récente. Au cours notamment de rencontres avec des femmes trans européennes de générations précédentes, j’ai régulièrement entendu des récits de stérilisation obligatoire, y compris dans des nations généralement perçues comme « progressistes » et libérales, comme les pays nordiques ou les Pays-Bas. (De ce point de vue, on ne peut que ressentir une amère ironie à entendre les sociaux-démocrates anglophones vanter si souvent les mérites de la Scandinavie – ce modèle paraît-il idéal et étranger aux horreurs de l’hégémonique Nouvelle Droite.)

Dans les commentaires aux articles de presse de plus en plus nombreux sur les hommes trans enceints, on peut avoir un aperçu du soutien populaire à cette extermination bureaucratique de la fertilité trans : le dégoût et la rage s’y expriment en effet sans faux-semblant. Clairement, la perspective que quiconque n’étant pas une femme puisse porter et mettre au monde un enfant est tellement horrifiante qu’elle en devient inconcevable aux yeux tant des réactionnaires que de celleux qui se voient comme des radicaux. L’hostilité hautaine qu’ont notamment rencontrée les efforts théoriques de Sophie Lewis pour étendre la conception de la gestation au-delà de la féminité va de pair avec l’acharnement féroce sur les exemples concrets des hommes portant et donnant naissance à des enfants. Leurs histoires, sorties dans la presse populaire, ont été accueillies avec un dégoût sans fard de la part des commentateur-ices internet, qui ont furieusement rejeté l’idée qu’un homme puisse jamais donner naissance. En plus des méandres de la dysphorie et de systèmes de soin qui leur font obstacle, cette furie populaire doit être surmontée par les hommes qui envisagent cette forme de paternité.

Malgré cela, un nombre croissant d’enfants naissent de personnes qui seraient probablement classés médicalement comme « femelles » mais qui en un sens bureaucratique tout comme quotidien n’en sont rien (c’est d’ailleurs pour cette raison que Sophie Lewis utilise le terme « gestateur-ices »). Bien que ce désir ne soit certainement pas commun à tous les hommes trans, il semble y avoir peu d’hostilité de la part des autres personnes trans envers celleux qui choisissent cette voie. Alors que la transition devient de plus en plus banale, il semble probable que la population de ceux qui donnent naissance à la fois avant et après leur transition vers la masculinité va augmenter.

IV – Des poules et des taons

Les femmes trans n’ont pour l’instant aucun moyen de porter des enfants, et pour la plupart sont laissées à l’écart du système reproductif de la gestation au sens communément accepté : seules les plus riches peuvent s’offrir la congélation des gamètes, qui n’est en général couverte ni par les assurances privées ni par les sécurités sociales.

L’agent exogène qui rend la transition « MtF » possible est le même qui annule, de façon relativement fiable, la production de gamètes mâles sur le long terme : l’œstrogène. Les termes spécialisés des biologistes sont souvent suggestifs. Par exemple, le mot même d’« hormone » fut choisi par Ernest Starling, physiologue britannique, vétéran de la Brown Dog Affair et nerd de l’antiquité. Lors d’une réunion de physiologues londoniens en 1905, Starling proposa le terme « hormone » en référence au grec horma-ô/ ὁρμά-ω, qui signifie : ce qui met en mouvement, provoque. De même que le festival chrétien d’Easter (Pâques) n’a que peu à voir avec la déesse Oestrè, « œstrogène » ne renvoie en fait pas aux œufs. Le mot est d’abord un hommage au mot oestrus, dérivé d’un mot latin désignant la fureur, la folie, et qui en anglais en est venu à désigner la période de chaleur ou de rut des animaux. Oestrus trouve ses racines dans le mot grec plus ancien oestros/ οἴστρος, qui, proche d’horma-ô/ ὁρμά-ω, décrit en fait l’éphémère taon, la brise, ou les influences qui mènent à la folie furieuse. Il est tout à fait approprié que les femmes trans se servent aujourd’hui de cette substance pour devenir furieusement bonnes.

Au niveau des mèmes, la poursuite d’un travail reproductif trans s’est exprimée de manière opaque, comme si les œufs absents des œstrogènes faisaient connaître leur présence, parmi les femmes trans expérimentées, quand elles font référence à des personnes encore dans le déni de leur propre condition. Un œuf est un garçon ou un homme qui, selon toute probabilité, ne le restera pas.

Situation semblable, en termes de refoulement et de mauvaise foi, au « placard », les œufs sont définis par les efforts investis dans le déni de leur propre condition, leur refus impuissant de la prise de conscience trans. Vus ainsi, ils sont souvent des objets de pitié : plus longtemps la transition médicale est évitée, plus les traits irréversibles s’accumulent, et plus déchirante devient la transition (dans la mesure où d’avantage d’années et de relations se sont agrégées autour de l’artificiel avatar masculin).

Le terme est souvent employé pour désigner (le plus souvent dans leur dos) d’autres personnes qui selon toute probabilité vont transitionner, même si elleux-mêmes ne le réalisent pas. Une femme trans est susceptible de faire remarquer à une autre que la personne qu’elles viennent de croiser, avec sa barbe de déni broussailleuse, son col en V, et sa tentative ratée de marcher comme un-homme-un-vrai, est «vraiment un oeuf ». Mais le terme est aussi employé dans le cadre de réflexions post-facto faites par des femmes trans qui réfléchissent à leur propre passé, depuis le point de vue de quelqu’un qui a maintenant traversé cette étape et s’adapte à sa nouvelle situation de poussin sorti de l’œuf.

La figure maternelle qui accompagne la figure pitoyable de l’œuf semble plutôt vague : en français, les femmes trans se désignent rarement (en tout cas, pas plus que les femmes cis) comme des poules ou des poulettes. Les femmes trans ont introduit le mot « œuf » comme un geste modeste qui tend à l’humilité maternelle : plutôt que de sculpter la féminité d’autrui, plutôt que de faire apparaître un nouveau genre à partir d’une table rase, le processus ainsi suggéré est celui d’un doux réchauffement : permettre à la forme qui était en gestation (pendant une période de temps indéterminée) d’émerger de son propre chef, avec de petits coups de bec incertains.

Indubitablement, le mème de l’œuf contient une puissante normativité téléologique : le postulat étant que la féminité trans hante les profondeurs de nombreuses vies, attendant simplement son heure d’émerger à la surface. En vérité, l’idée que le genre est performatif plutôt qu’expressif n’a jamais été hégémonique dans les cercles transfem, de même qu’elle a échoué à s’imposer dans à peu près n’importe quel groupe de femmes. Mais aujourd’hui, les voies par lesquelles ce telos arrive à maturité – le travail de couvée et d’éclosion – restent à l’état de cartographie incomplète et suggestive.

V – Un moment autobiographique

Afin de troubler le style généralement attendu d’une féministe marxiste, et avant de quitter la scène, je consentirai à souffrir l’indignité de « me situer », afin de montrer les enjeux qui me lient aux questions entourant la naissance et l’éclosion.

À l’instar de nombreuses personnes intersexes, je suis incapable de participer directement à l’initiation d’un processus gestationnel (que ce soit comme top ou comme bottom). Cela fait de moi une femme incapable de porter un enfant, les termes traditionnels étant : stérile, inféconde, infertile. Le tranchant péjoratif de ces adjectifs me montre clairement comment je suis censée me sentir. Et pourtant, mon incapacité obstinée à porter et à mettre au monde un enfant semble seulement une chose en moins sur la liste de mes problèmes – ce qui m’apporte un certain soulagement, étant donné la longueur de cette liste. S’il existe un impératif inné poussant les êtres humains vers la reproduction, je suis donc d’une certaine façon d’une perversité déconcertante. Et voilà que le féminisme marxiste semble m’indiquer qu’en aucun cas cela ne m’exclut du processus de la reproduction (dans le sens plus élargi et plus vrai du terme).

Pourtant, malgré le fait que j’ai renoncé aux devoirs biologiques supposément universels et aux désirs génératifs, le zèle blasé et saupoudré de cocaïne du « nihilisme queer »1 me laisse tout aussi de marbre : cet encouragement puéril à embrasser la frivolité comme une réalité vécue, et à célébrer sans ciller nos vies comme « la fin de la lignée ». à mes yeux, une vérité plus immédiate s’exprime dans les métaphores quelque peu ringardes de l’éclosion rencontrées dans la culture trans. Alors que nous nous frayons un chemin dans le monde, nos ondes de choc se propagent bien plus loin que nous ne l’aurions pensé, et l’exemple que nous donnons sert de référence à bien plus de personnes que le cercle de celleux qui seraient susceptibles de nous prendre pour modèle à un instant donné. Même celleux d’entre nous qui n’ont ni le temps ni l’énergie de servir de mentors à notre entourage, découvriront pourtant qu’elles ont joué un rôle instructif, quand bien même elles pourraient rougir ou froncer les sourcils à l’idée d’être désignées comme des « sources d’inspiration ». La survie queer n’est jamais une affaire passive, et les activités qu’elle requiert nous mettront en relation non seulement avec les « ancien-nes » et les queens de la scène qui sont out depuis bien plus longtemps que nous, mais aussi avec celleux qui restent en arrière, encore dans le placard.

Bien qu’on donne souvent aux queers le rôle de celleux qui défient la destinée biologique de la reproduction, en vérité l’impératif de vivre ouvertement qui nous est imposé, tout comme les besoins atypiques qui définissent nos vies, exigent des activités qui se perpétuent elles-mêmes. Nous passons au tamis des générations de mort-es, choisissant des personnalités ou des scènes dont nous endosserons les rôles, un jour, à notre tour. Survivre quand on est queer, c’est fournir à d’autres la base à partir de laquelle faire de même. Les efforts fournis pour réécrire une éthique qui soit informée de manière fugace seulement par les conventions, autrefois obligatoires, du foyer privé hétéro (qui nous a toustes, ou presque, élevé-es) font que nous ne sommes pas seulement les survivant-es du régime en place, mais des incubateurs vivants qui, en vivant nos vies comme nous le souhaitons, réchauffons et abritons celleux à venir. Prenant soin de celleux qui ne sont pas encore tout à fait vraiment nos pairs, mais désirent nous rejoindre. Nettoyant des fragments de coquilles et des filets d’albumen. La reconnaissance queer présente souvent un visage maternel.

En d’autres termes, tracer notre chemin de par le monde, c’est toujours tracer celui des autres. Nous reproduire, c’est reproduire les autres. Nous ne pouvons survivre qu’ensemble.

1Ça, c’est pour Preciado (NdlT).

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