Pourquoi c’est se tromper de combat que de défendre l’inclusion des personnes trans dans l’armée

Et de nos épées ils feront des parts de marché

Mattilda Bernstein Sycamore, septembre 2017 ; traduction de l’anglais (États-Unis) par Sœur Shulamith de Fujoshi, juillet 2020

L’article original est accessible ici.

Une manif contre l’interdiction des personnes trans dans l’armée. / Ted Eytan

Le 26 juillet 2017, le Président Donald Trump a annoncé (sur Twitter, bien sûr) qu’il interdirait aux personnes trans de servir dans l’armée états-unienne, un an après que Barack Obama l’eut autorisé. Immédiatement, j’ai imaginé que des festivités spectaculaires allaient être organisées dans toutes les villes de par le pays, au cours desquelles les personnes trans — et toutes les autres dotées d’une conscience — se rassembleraient pour accueillir cette nouvelle en s’opposant bruyamment au militarisme sous toutes ses formes. Les transgressions de genre allaient peut-être, au final, permettre de renverser l’État !

Notre plan de changement structurel en trois temps venait enfin d’être enclenché, son premier objectif atteint :

Objectif 1 : Interdire aux personnes trans de servir dans l’armée.

Objectif 2 : Interdire à tout le monde de servir dans l’armée.

Objectif 3 : Interdire l’armée.

En réalisant ces trois petits objectifs, nous pourrions en effet dégager les ressources nécessaires pour financer tout ce dont nous avons toujours rêvé dans ce pays — des logements et un système de santé accessibles à tous·tes, un revenu minimal garanti, des refuges afin que les jeunes trans et queer puissent s’échapper de leur foyer si iels n’y sont pas en sécurité — entre autres choses. En redistribuant les centaines de milliards de dollars alloués à l’armée chaque année (près de la moitié du budget fédéral total), il est certain que les intentions contenues dans le slogan « Un monde meilleur est possible » n’en resteraient pas au stade d’intentions.

Malheureusement cependant, les institutions dominantes qui disent représenter le « mouvement LGBT » sont depuis longtemps obsédées par l’idée d’accéder au pouvoir étatique (et hétéro), plutôt que par celle de remettre en cause la violence structurelle. Depuis le début des années 1990, quand mettre fin à l’interdiction pour les soldats ouvertement gais de servir dans l’armée est devenu le principal but de ce mouvement, ces leaders autoproclamés de la cause LGBT et leurs allié·es se sont paré·es des étoiles et des bandes rouges et blanches du drapeau des États-Unis alors que le pays anéantissait l’Iraq, l’Afghanistan, le Pakistan, la Somalie, la Syrie, le Yémen, et qui sait combien d’autres pays — et ce en même temps qu’il finançait la guerre menée par l’État d’Israël aux Palestinien·nes, confortait d’innombrables régimes despotiques, pillait les ressources des peuples autochtones, empoisonnait les sols, l’air et les eaux, et marquait du sceau de la brutalité et du traumatisme la vie entière de nombreux·ses jeunes.

Nous sommes beaucoup parmi les queers à avoir survécu à des traumatismes, n’est-ce pas ? Et pourtant, le principal objectif du mouvement LGBT a été de se battre pour avoir le « droit de servir » dans l’armée états-unienne et accomplir son agenda impérialiste, et non de faire valoir la nécessité de remettre en cause la tyrannie de cette institution à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Le lendemain de l’annonce de Trump, j’ai ouvert Democracy Now, le site sur lequel je m’informe quotidiennement, et ai regardé l’interview d’une femme décrite comme étant la « première membre de l’infanterie à révéler qu’elle est transgenre ». C’est avec horreur que je l’ai écoutée chanter les louanges de l’armée états-unienne pendant quinze minutes, sans jamais émettre la moindre critique — « J’aime mon pays, et je veux simplement avoir la possibilité de continuer à le servir », a-t-elle à un moment affirmé, sur ce qui est possiblement le plus gros site d’information anti-guerre et de gauche du monde.

À propos de ses dix-huit ans de service dans l’armée, au cours desquels elle a été affectée trois fois en Afghanistan, elle a ajouté : « Dans l’armée, on se concentre uniquement sur sa performance au boulot. Et c’est là la seule chose qui compte, bien faire son boulot ». Personne ne l’a interrompue pour lui demander : Et dans la mesure où votre boulot consiste littéralement à tuer des gens, qu’est-ce que vous entendez exactement par « se concentrer sur sa performance au boulot » ?

Après cette interview, un homme trans alors basé à Kandahar, en Afghanistan, a déclaré : « Ce que j’aime avec cette affectation, c’est que je peux être mon moi authentique, je suis juste un mec comme les autres… c’est comme des vacances pour moi, parce que je peux être moi dans cet environnement difficile ». Contrairement au témoignage précédent, il ne s’agissait pas là d’une interview en direct, mais d’un extrait d’un documentaire sur les soldat·es trans réalisé par le New York Times. Ce qui veut dire que toutes les personnes au sein de Democracy Now qui étaient en charge de cette partie de la vidéo ont vu et revu cet extrait en amont et se sont dit, eh, c’est vraiment bien, il faut qu’on le mette ! En sommes-nous donc vraiment au point où Democracy Now considère qu’être affecté en mission en Afghanistan, c’est passer des vacances loin de la transphobie ?

Maintenant que la gauche est décidée à parfois faire entendre les voix des personnes trans et queer, c’est le plus souvent pour donner le micro aux plus conservateur·rices d’entre nous.

Durant des décennies, la gauche a ignoré la vie des personnes trans et queer, et maintenant qu’elle est décidée à parfois faire entendre nos voix (oui, j’ai été une fois invitée par Democracy Now), c’est le plus souvent pour donner le micro aux plus conservateur·rices d’entre nous. Cette vidéo de Democracy Now était atroce, mais le reste de la gauche, quand elle s’est intéressée à cette question, n’a souvent pas fait mieux. Prenons le titre d’un article paru récemment sur Mother Jones : « Les soldat·es transgenres attendent toujours de pouvoir servir dans l’armée » — ou celui-là, dans le Huffington Post : « Cette sénatrice qui a perdu ses deux jambes en Irak dézingue la décision de Trump d’interdire aux personnes trans de servir dans l’armée ». Au moins, après avoir publié une vidéo de vingt minutes durant laquelle des personnes trans encensent non-stop l’armée, le site Democracy Now a-t-il permis à l’universitaire et militant trans Dean Spade d’émettre des critiques de fond sur le sujet — mais uniquement au travers d’un dialogue avec la réalisatrice du documentaire du New York Times qui avait jugé bon d’y faire figurer un mec trans comparant la guerre à des vacances.

Encore et encore, c’est toujours la même rhétorique pro-guerre qu’on entend à propos de l’inclusion des personnes trans dans l’armée états-unienne et ce, en même temps que les guerres que mènent les États-Unis et qui terrorisent des millions de gens de par le monde sont abondamment documentées. C’est comme si la gauche ne voyait même pas la contradiction.

La présence sans cesse renouvelée de personnes gaies, queer et trans pro-armée dans les médias anti-guerre de gauche est symptomatique de l’homophobie et de la transphobie structurelles de ces milieux, lesquelles se manifestent régulièrement par l’inclusion surtout symbolique des plus réactionnaires d’entre nous. Ces personnes, ce sont les mêmes que la presse et les politiques courtisent en tant que porte-paroles auto-proclamé·es de l’entreprise « mouvement LGBT ». Cette tactique réformiste et réactionnaire émane d’un groupe de pression exerçant son activité au niveau du gouvernement fédéral et (mal)nommé Human Rights Campaign [littéralement : Campagne pour les Droits humains, ndlt], qui a pendant longtemps défendu la possibilité pour tous·tes de se marier et de servir dans l’armée, plutôt que de remettre en cause les institutions dominantes à l’origine de nos oppressions. Pour cette élite qui vit confortablement et dispose d’un certain pouvoir, les principaux enjeux ont toujours consisté à avoir accès aux mêmes régimes d’exemptions fiscales et d’héritage, davantage qu’à permettre à tous·tes de satisfaire leurs besoins élémentaires. Après que l’interdiction de servir dans l’armée états-unienne pour les soldats ouvertement gais eut été levée en 2011, et que le mariage gai eut été inscrit dans la loi quatre ans plus tard, le mouvement LGBT assimilationniste avait atteint ses deux principaux objectifs et était désormais à la recherche de nouvelles sources de financement, et donc d’un nouvel « enjeu » qui renforcerait son statut au sein du statu quo.

Pendant des années, les militant·es trans et queer ont demandé à ce que le « T » dans l’acronyme LGBT représente davantage qu’une vitrine dans les quartiers gais gentrifiés desquels sont exclu·es tous·tes celleux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se conformer aux normes de la classe moyenne blanche. Mais maintenant que le T est devenu plus visible, c’est comme si nous devions nous réjouir à l’idée horrifiante de s’engager dans l’armée pour être accepté·es en tant que trans par la société états-unienne.

La question de l’inclusion des personnes trans dans l’armée états-unienne n’avait pas même été encore discutée que Jennifer Pritzker, qu’on décrit comme la première milliardaire trans, faisait un don d’1,35 million de dollars au Palm Center afin de constituer en 2014 le Transgender Military Service Initiative [approximativement : Fonds pour le service militaire des personnes trans, ndlt]2. Apparemment, le mot magique pour faire de son enjeu celui d’un soi-disant mouvement est « 1,35 million de dollars », car, tout à coup, l’inclusion des personnes trans dans l’armée états-unienne s’est trouvée inscrite à l’agenda politique LGBT. (Si le nom de Pritzker te dit quelque chose, c’est parce qu’elle est membre de la célèbre famille Pritzker, qui a bâti sa fortune sur la spéculation foncière et des délits d’initié·es, ce qui a valu à Penny Pritzker, le rejeton de la famille, d’être nommé secrétaire du Commerce des États-Unis par Barack Obama.)

Le combat pour l’inclusion des personnes trans dans l’armée emprunte à plus de deux décennies d’une rhétorique de soutien aux gays dans l’armée, mais pourrait s’avérer bien pire à de nombreux égards dans la mesure où les personnes trans ne disposent pas même d’une fraction du pouvoir auquel avaient accès les gays il y a vingt-cinq ans, quand le débat autour de leur présence dans l’armée a surgi sur le devant de la scène politique nationale. Les personnes trans sont ainsi régulièrement chassées de leur famille, harcelées à l’école et au travail, persécutées par les leaders religieux et les politiques, et attaquées dans la rue pour oser simplement exister. Les personnes trans se voient souvent refuser l’accès aux services les plus élémentaires tels que la santé ou le logement, licenciées de leur travail ou même jamais embauchées en premier lieu, et contraintes de fuir les endroits qui les ont vues grandir simplement pour survivre. Les femmes trans, et les femmes trans non blanches en particulier, sont sauvagement assassinées à un rythme effarant.

Comment le mouvement LGBT répond-il à cette terrifiante tendance à la violence systémique et à l’exclusion des personnes trans ? En maintenant que s’engager dans l’armée doit permettre de s’assimiler à la société — quelle meilleure façon de prouver que les personnes trans sont « saines » et « employables » qu’en les faisant prendre part aux guerres menées au nom des bénéfices des entreprises ? On nous dit que s’engager dans l’armée est un « droit humain », comme si les personnes vivant dans les villages rayés de la carte après que des drones les ont bombardés n’avaient pas elles-mêmes de droits humains. Et maintenant on nous dit que l’armée états-unienne est la plus grosse employeuse de personnes trans, et que les personnes trans ont besoin de ces emplois ! Peu importe que cette affirmation se base entièrement sur l’analyse d’un échantillon de personnes trans interrogées dans le cadre d’une plus large enquête, et qu’elle gonfle le nombre de personnes trans servant dans l’armée. C’est là tout ce qu’il faut savoir — et soudain, parce qu’une question dans l’enquête demandait aux répondant·es si iels avaient déjà servi dans l’armée (mais pas quand, ni pourquoi), l’armée se trouve dépeinte comme une sorte de paradis pour les personnes trans et plus comme une terrible institution dans le ventre de laquelle disparaissent des ressources qui pourraient être utilisées pour réaliser des choses qui ont une réelle utilité.

Plutôt que d’attirer l’attention sur les conditions structurelles qui font du service militaire une option que vont tragiquement préférer certaines personnes dans leur quête désespérée d’échapper à la transphobie de leur milieu d’origine, des conditions qui conduisent par ailleurs à internaliser et ensuite renforcer les oppressions, le mouvement LGBT vante les mérites du service militaire en l’érigeant en référence en matière de courage. Pourquoi les gens de gauche répètent-iels comme des perroquets cette affirmation absurde, non vérifiée, selon laquelle l’armée serait la plus grosse employeuse de personnes trans comme si c’était un fait avéré, renforçant ce faisant le militarisme plutôt que le remettant en cause ?

Personne ne devrait avoir à devenir partie prenante d’une institution meurtrière afin d’échapper à un foyer où iel ne se sent pas à l’abri, de financer ses études ou bien de quitter une ville perdue au milieu de nulle part.

Pourquoi faire toute une étude, de base, pour déterminer combien de personnes trans servent dans l’armée ? Parce que l’inclusion dans l’armée était leur seul objectif dès le départ. Autrement, on disposerait d’estimations quant au nombre de personnes trans travaillant dans les autres secteurs d’activité, ou même dans les autres administrations fédérales, n’est-ce pas ? Il serait beaucoup plus parlant de prendre comme point de référence le nombre de personnes trans emprisonnées aux États-Unis, et de le comparer au nombre de celles servant dans l’armée, dans la mesure où il s’agit là des deux bastions gargantuesques, surfinancés, qui constituent le complexe carcéral industriel. Si, ainsi que les données actuelles l’indiquent, il y a bien environ 1,3 million de personnes qui servent activement dans l’armée états-unienne, et environ 2,3 millions de personnes dans les prisons états-uniennes à chaque instant — et nous savons que les personnes trans, et les femmes trans en particulier, et plus spécifiquement les femmes trans non blanches, sont surreprésentées dans le système carcéral, alors je garantis qu’il y a beaucoup plus de personnes trans en prison qu’il n’y en a dans l’armée états-unienne. Mais qui voudra me donner 1,35 million de dollars pour en être arrivée à cette conclusion ?

Il y a tellement de dissonance cognitive chez les personnes qui disent qu’elles soutiennent l’inclusion des personnes trans dans l’armée états-unienne, mais pas la guerre. À quoi, exactement, penses-tu que l’armée sert ? Le même genre de pensée magique délétère est à l’œuvre lorsque ces personnes disent que l’armée aide les personnes trans à échapper à la pauvreté — et ne peuvent par conséquent plus affirmer dans le même temps que l’armée crée de la pauvreté d’innombrables manières, poussant ainsi des personnes marginalisées à s’engager. Personne ne devrait avoir à devenir partie prenante d’une institution meurtrière afin d’échapper à un foyer où iel ne se sent pas à l’abri, afin de financer ses études ou bien de quitter une ville perdue au milieu de nulle part. Et pourtant, c’est là le progrès que vante le mouvement LGBT.

Qu’est-ce que ce serait si nous avions un mouvement LGBT qui aidait les personnes trans prises au piège dans l’armée à s’en échapper — afin de désapprendre la violence dans laquelle on les a endoctrinées et de trouver des moyens durables de s’entraider et de prendre soin collectivement les un·es des autres ? Qu’est-ce que ce serait si nous avions un mouvement LGBT dont les priorités seraient de faire sortir les personnes trans — et toutes les autres — de prison, plutôt que de les faire entrer dans l’armée ? Si seulement la gauche pouvait faire la différence entre des mesures de façade et une réelle transformation de la société, nous serions bien plus proches de la changer structurellement et significativement que nous ne le sommes aujourd’hui.

Mattilda Bernstein Sycamore (mattildabernsteinsycamore.com) est l’autrice de trois romans et d’une autobiographie, ainsi que l’éditrice de cinq anthologies d’essais. Son autobiographie, The End of San Francisco [littéralement : La Fin de San Francisco, ndlt] a remporté un Lambda Literary Award, et son anthologie Why Are Faggots So Afraid of Faggots?: Flaming Challenges to Masculinity, Objectification, and the Desire to Conform [littéralement : Pourquoi les pédés ont-ils si peur des pédés ? La masculinité, la chosification et le désir de se conformer mis au défi, ndlt] a été mise à l’honneur par l’American Library Association dans le cadre des Stonewall Book Awards. Son dernier ouvrage, le roman Sketchtasy, figure parmi la sélection des meilleurs livres de 2018 de la NPR [National Public Radio, ndlt]. Son prochain livre, The Freezer Door [littéralement : La Porte du congélo, ndlt], un essai lyrique sur le désir et son impossibilité, devrait sortir en novembre 2020 chez Semiotext(e).

2 Il convient par ailleurs de noter que Jennifer Pritzker a été jusqu’en 2001 — lorsqu’elle a pris sa retraite — lieutenant colonel dans l’armée états-unienne, et qu’elle a depuis été nommée colonel honoraire de la Garde nationale de l’Illinois [ndlt].

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