L’influence durable de la zine de Mira Bellwether : « Baiser des meufs trans »

Par Kai Cheng Thom, article original ici.

Bellwether est décédée en décembre, mais nous avons son œuvre en héritage.

J’ai découvert la zine célébrissime de Mira Bellwether, Baiser des Meufs Trans, en 2015, de la même manière qu’un grand nombre de fèms trans, à cette époque brumeuse où les personnes trans et leur culture commençaient à peine, pour le meilleur et pour le pire, à faire irruption dans la culture mainstream. J’avais vingt-quatre ans et j’étais au début de ma transition. Je venais tout juste de commencer les hormones, et j’essayais de comprendre comment je pouvais accéder au plaisir sexuel dans un corps qui était à la fois en train de changer et socialement stigmatisé. Une amie trans m’a suggéré d’essayer le « muffing » : elle m’a décrit un acte sexuel mystérieux qui semblait à la fois enjaillant et terrifiant, et m’a mise sur la voie de BMT.

Initialement publié sous le titre de Fucking Trans Women Issue #0 en 2010, réédité en 2013 sous le titre Fucking Trans Women : a zine about the sex lives of trans women, rendu disponible en français par Mirza-Hélène Deneuve sous le titre Baiser des meufs trans : une zine sur la vie sexuelle des meufs trans et souvent abrégé pour les internautes en FTW (BMT), cette zine reste une ressource rare et inestimable pour les personnes transféminines en quête de guérison et de plaisir sexuels. Quand Bellwether l’a publié pour la première fois, il n’existait à peu près aucune source d’éducation sexuelle consacrée aux besoins et expériences spécifiques des femmes trans. Bien qu’il y ait depuis eu quelques progrès dans le domaine des guides à la sexualité pour personnes transfémininines, BMT reste, aujourd’hui encore, une référence dans le genre. Alors qu’elle était traitée pour un cancer, Mira Bellwether est morte d’une crise cardiaque le 25 décembre 2022 en tenant la main de sa partenaire et sœur trans. Lorsque la triste nouvelle fut rendue publique, les communautés trans exprimèrent non seulement leur douleur à l’égard de la mort de Mira, mais aussi toute leur gratitude pour la manière dont son travail a informé – et continue d’informer – nos relations au sexe et au plaisir.

Bien que nous partagions bien plus que quelques ami-es et connaissances, je n’ai pas connu Bellwether personnellement – nous n’avons correspondu qu’une seule brève fois via un commentaire Facebook dans lequel elle me faisait remarquer que j’avais (c’était assez gênant) mal écrit son nom dans un article. J’ai pourtant été profondément influencée par Baiser des Meufs Trans, qui reste la première et la meilleure cartographie de la sexualité transfem que j’aie trouvée jusqu’à aujourd’hui. Un sentiment que je ne suis pas la seule à partager dans les communautés transféminines, ainsi que j’ai pu le constater au fil des années. Il est difficile de trouver des mots pour décrire ce que la première lecture de BMT peut représenter pour une jeune femme trans – peut-être parce qu’avant cette lecture, je n’avais rien trouvé qui puisse s’apparenter à un dialogue intéressant autour de ma sexualité. Bellwether a profondément transformé les discussions autour des femmes trans et du sexe, au point que sa zine a acquis un statut mythique parmi nous : nous en parlons comme si nous transmettions une tradition ancestrale de notre communauté. Nous le partageons comme nous partageons l’espoir.

Vivre dans ce monde en tant que femme trans, c’est être imbibée de la haine que la culture dominante voue à notre existence ainsi que de la terreur qu’elle éprouve vis-à-vis de notre sexualité. Le peu de représentation qui nous est consacrée en tant qu’êtres sexuels nous représente comme des prédateurs et des violeurs, ou comme un fétiche honteux et objectifié par les hommes hétérosexuels. Les femmes trans sont victimes de violence sexuelle dans des taux disproportionnés, et la vaste majorité des professionnels de santé n’ont soit pas l’envie, soit pas les compétences, soit ni l’une ni les autres, d’accompagner notre santé sexuelle. Ceci est vrai aujourd’hui, et l’était encore plus avant le milieu des années 2010. En plus de ces stéréotypes vicieux, un vide s’étend autour de nos corps – un silence qui engloutit notre humanité et, avec elle, les questions que nous pourrions avoir autour de la quête du plaisir érotique.

À l’époque où j’étais une jeune femme trans qui prenait des hormones pour la première fois, j’ai senti mon corps changer de tant de manières extraordinaires – mais j’ai aussi senti ma libido chuter, ma relation avec mes organes génitaux changer, ma capacité à accéder au plaisir diminuer. J’étais, simultanément, intensément fétichisée par les hommes en privé et répudiée en public. J’ai demandé à des docteurs et à des psys comment je pouvais retrouver ma sexualité, et n’ai reçu pour réponse que ce silence suffocant. Les femmes trans demandent toujours, d’une manière ou d’une autre, comment développer des sexualités saines. La réponse que nous recevons est que la société mainstream préférerait que nous n’ayons pas de sexualité du tout.

BMT a plongé directement dans le trou noir qui a historiquement entouré la sexualité des femmes trans – et a brillé comme une étoile pour nous guider. Écrit dans le ton sans excuse, drôle et férocement intelligent de Mira Bellwether, BMT a parlé du plaisir des meufs trans avec des mots qui nous appartenaient.

Bellwether n’est pas partie du principe que toutes les femmes trans avaient la même sexualité, mais il était clair, quand elle a écrit BMT, que sa mission était d’offrir des compétences et des connaissances que les femmes trans (en particulier, celles qui n’avaient pas eu de chirurgie de réassignation sexuelle) et celleux qui nous baisent pourraient appliquer plus généralement afin de partager du meilleur sexe, plus agréable. La zine ne cesse jamais d’être, à sa manière rafraîchissante, à la fois directe et pratique, explorant avec clarté les questions d’anatomie et de technique sexuelle ; par exemple :

  • comment donner du plaisir au pénis d’une femme trans, qu’il soit mou ou dur (et que la dame en question l’appelle pénis ou non) ?
  • comment gérer son sperme en toute sécurité quand on est une femme trans qui risque d’en produire pendant l’activité sexuelle ? et surtout :
  • comment accomplir la technique sus-mentionnée et renommée du muffing en stimulant doucement les canaux inguinaux (les sortes de tubes internes à l’avant du pelvis à travers lesquels les testicules descendent et que de nombreuses femmes trans utilisent pour le tucking) ?

Quand je la relis aujourd’hui, la manière explicite et sans compromission dont Bellwether met en valeur les corps et les vies de femmes trans me fait encore pleurer, à travers sa célébration intransigeante de qui nous sommes, de ce que nous sommes. Ici, enfin, la sexualité transféminine n’est pas un symbole ou une métaphore, mais une réalité vivante. Bellwether écrit, dans les mots de sa traductrice Mirza :

« Laissons les métaphores, les phrases, les analogies venir après ça. Elles sont utiles, mais je pense vraiment que ce que j’ai entre les jambes n’est ni une métaphore ni une analogie mais quelque chose de neuf et de merveilleux. »

Je pense qu’à un certain niveau, seules les femmes trans peuvent comprendre la profondeur de ce que cela veut dire : que Bellwether regardait son propre corps – nos corps – et n’y voyait rien de monstrueux ou de brisé. Elle voyait des merveilles et une infinité de possibilités, en termes pratiques, et elle les a partagées avec nous. Elle nous invitait à explorer nos merveilleux canaux inguinaux, à stimuler nos périnées si souvent ignorées, à jouer avec la toile riche et complexe des terminaisons des « nerfs P, I, G et Plexus » qui parcourent notre pelvis et nos organes génitaux. Elle insistait sur le fait que la bonne communication à elle seule ne pouvait pas apporter aux meufs trans le plaisir qu’elles cherchent, mais que nous avions aussi besoin de nous connaitre et d’avoir des compétences sexuelles. Elle pensait que nous pouvions inventer des manières de baiser dont nous avions auparavant seulement rêvé, et elle nous a montré comment. Elle nous a fait croire en notre possibilité, notre plaisir.

Baiser des Meufs Trans a été un modèle pour les conversations et les écrits sur la sexualité des femmes trans dans les communautés queer et trans, ouvrant la voie à d’autres écrivain-es et éducateurices sexuel-les, dont une grande partie continue de la citer jusqu’à ce jour. Bellwether nous a donné des mots quand nous n’en avions aucun. En relisant son travail, je ressens encore cette impression de voir s’épanouir des possibilités là où je croyais, jadis, que seule la souffrance pouvait pousser. BMT est un de ces dons rares, un texte qui a changé la manière dont de nombreuses femmes trans font l’expérience de nos vies, de nous-mêmes. Il nous a donné plus de place dans le monde.

Laisser un commentaire