par Harry Josephine Giles, traduit par Qamille, relu par Marion et Soeur Margaux. Lien vers le zine original ici.
Ils appellent ça genre. Nous appelons ça travail non payé.
Ils appellent ça perversion. Nous appelons ça absentéisme.
Chaque meurtre est un accident du travail.
La transsexualité et la cissexualité sont toutes deux des conditions de travail… mais la transition est le contrôle de la production par les travailleureuses, pas la fin du travail.
Plus de genre ? Plus d’argent. Rien ne sera plus puissant
à détruire les vertus guérisseuses d’une transition.
Névroses, suicides, désexualisation : maladies du travail
des trans.

La transition est un travail. La transition est le travail qui accouche continuellement du genre, qui produit des vies genrées vivables dans des conditions intolérables. Et l’espace de travail du genre, comme tous les espaces de travail, est insupportable, sauf à travers l’abnégation, l’épuisement, les mensonges, les étincelles de satisfaction parsemées entre le lundi et le samedi, l’aliénation, le travail sans fin.
Nous nous enseignons les techniques du vêtement via des tutos en ligne et des conversations murmurées. Nous écrivons des posts longs comme des dissertations sur des forums d’autosoutien pour détailler nos régimes d’auto-médication hormonale. Nous commandons de multiples binders et culottes gaff chez les exploiteurs de la vente en ligne et retournons les achats avant que qui que ce soit ne remarque la manœuvre. Nous travaillons, des heures durant, devant notre miroir, pour amener dans les lieux de travail gay-friendly un genre qui puisse être nommé, respecté, classé en pronoms, exhibé devant les ateliers de diversité. Nous manifestons à des enterrements. Nous tenons nos amant-es contre nous, la nuit, quand iels ne peuvent pas dormir. Nous enseignons à nos docteurs nos parcours de soin et faisons semblant d’écouter quand ielles nous régurgitent la connaissance que nous leur avons impartie. Nous tweetons des messages de soutien aux stratégies de validation libérales ourdies par nos N + 1 pour assurer notre participation docile au travail, au foyer, à la famille nucléaire. Nous performons la raison et la tolérance, nous absorbons la haine et la honte de nos antagonistes, nous servons de décharge à toute l’anxiété sexuelle et l’horreur de genre d’une société rendue malade par ses propres créations. Nous sommes les travailleur-es du sexe (décriminalisation, maintenant!). Nous fabriquons votre divertissement, votre nourriture, vos ordinateurs, vos trousses de soin, vos sites en ligne, votre système éducatif, votre connaissance, vos jeux, votre ville.
Marqué-es par le capitalisme comme celleux qui ont trop de genre ou pas assez, nous travaillons une seconde journée, une troisième, une quatrième, pour acquérir les ressources nécessaires à la production de notre genre, pour produire des genres qui survivront sous le capitalisme, encore un an au moins. Et plus encore, comme celleux que le capitalisme a produit par sa division cishétéropatriarcale des classes de sexe et du travail genré, que le capitalisme a craché sous la forme d’une externalité non chiffrée du genre, nous travaillons pour produire le genre même dont le capitalisme a besoin pour subsister. Vous vivez au sein de notre travail.
Notre travail de soin n’est pas payé. Notre expertise médicale n’est pas payée. Notre production de genre n’est pas payée. Notre militantisme n’est pas payé. Notre formation n’est pas payée. Notre travail d’organisation n’est pas payé. Notre enseignement n’est pas payé. Notre écriture n’est pas payée. Nous sommes dans la pauvreté. Et ainsi, aujourd’hui, au moment même où nos genres commencent à être re-naturalisés par le capitalisme néolibéral, alors que l’état nous offre une pitance pour subvenir à nos besoins de santé, nous exigeons non seulement les soins gratuits, non seulement une place au travail, non seulement des dommages et intérêts : nous exigeons du salaire pour la transition.

La transition est travail
Quand une personne trans au Royaume-Uni cherche à être soutenu-e dans sa transition par le National Health Service, iel intègre un espace de travail dans lequel iel est abusé-e, policé-e, opprimé-e et exploité-e, dans lequel iel réalise une quantité infinie de travail sans jamais en recevoir le salaire. Le capitalisme libéral voudrait donner à nos transitions la forme de produits que nous achetons en tant que consommateurices individuel-les, ou de traitements que nous recevons en tant que patient-es individuel-les, mais dans les faits une transition en contexte capitaliste est une marchandise que nous travaillons avec d’autres à produire, un processus d’où est extraite une plus-value permettant l’accumulation de capital entre les mains des patrons et au cours duquel tout le monde est payé, sauf nous.
Le généraliste que nous persuadons de nous valider une prise en charge à la Clinique d’Identité de Genre (“Gender identity clinic” dans le texte original est un centre anglais de prise en charge des personnes trans, un mot du généraliste est nécessaire pour y être pris en charge) est payé pour que nous l’éduquions, mais nous ne sommes pas payé-es comme enseignant-es. Pendant deux ans nous abritons nos êtres blessés et nos proches dans l’attente du rendez-vous, mais nous ne sommes pas payé-es comme infirmier-es. Quand nous rencontrons enfin le psychiatre de la clinique, nous devons répéter et représenter dans le théâtre de son cabinet une histoire suffisamment plausible pour être jugée digne de traitement, mais nous ne sommes pas payé-es comme acteurices. Quand le psychiatre produit un diagnostic qui est converti en ordonnance, nous ne sommes pas reconnu-es comme co-travailleureuses de ce processus de production. Quand nous modelons la matière brute de nos corps nous ne sommes pas payé-es comme chirurgiens, mais nos chirurgiens seront payé-es une somme considérable par l’état pour produire les effets qu’ils gardent jalousement.
Le capital en transition emprunte un circuit complexe entre sphères publique et privée, dissimulant la manière par laquelle et les mains entre lesquelles il s’accumule. Dans les soi-disant démocraties sociales, la richesse sous contrôle de l’état est distribuée de manière hiérarchique entre des institutions étatiques, avec des cadres à haut statut contrôlant l’inégalité d’accès aux ressources et l’exploitation des travailleureuses trans. Au fil de la néolibéralisation de tels état, les « services publics » deviennent des masques derrière lesquels la richesse de l’État est livrée en mains privées, par la sous-traitance. Même dans le modèle caritatif, l’argent nécessaire est obtenu par le travail trans, sous la forme de cagnottes en ligne et de collectes en manif, puis livré une fois de plus aux mains des profiteurs et accumulateurs de capital afin d’obtenir les outils de transition. Quel que soit le processus, ce sont toujours les personnes trans qui font le plus de travail pour le plus petit salaire, voire généralement ne sont pas payé-es du tout.
À chaque étape du processus de transition légitimée nous faisons un travail de recherche et de défense de nos genres afin que d’autres puissent être payé-es pour nous contredire. Ainsi le gatekeeping psychiatrique crée un marché gris fournissant ordonnances de la part de médecins privés et hormones de la part de chimistes en ligne ; ainsi les personnes trans sont forcées à passer par le chas de l’aiguille psychiatrique, un processus qui assure une force de travail trans plus vulnérable et exploitable. Chaque étape de ce processus est policée, les frontières du genre imposant une artificielle pénurie de travail et de soin, de sorte que la plus-value puisse être plus facilement extraite, le capital mieux accumulé et la socialisation de la transition mieux empêchée.
Mais le communisme du genre est en route. Parce que nous affirmons la perspective marxiste – selon laquelle la personne trans en contexte capitaliste n’est pas un-e acheteur-e ou un-e patient-e, mais un-e collaborateur-ice produisant sa transition avec d’autres co-travailleur-es dans cet espace de travail du genre à la fois stratifié selon le salaire, managé avec mépris, et fliqué avec obstination – non seulement pour pouvoir exiger un salaire pour la transition, mais aussi pour rendre possible l’organisation qui abolira le travail et la transition en tant que tels. La transition payée est une exigence transitionnelle.
Le système de soin capitaliste, validiste et raciste n’est bien sûr pas le seul espace de travail, ni même l’espace primaire ou le plus exemplaire dans lequel les transitions sont produites et dans lequel le travail trans est exploité. En effet, la plupart des transitions débordent le système de soin légitimé. Partout où il y a des personnes trans, il y a des gens produisant des transitions de manière communale. Dans les communautés trans, nous nous enseignons mutuellement la maîtrise du vêtement, de la voix, des gestes, des modifications corporelles et de l’imagination de soi qui sont essentielles à des vies trans vivables. Nous distribuons des hormones. Nous nous rasons les cheveux les un-es des autres. Nous partageons les ressources nécessaires à notre éducation commune. Nous formons des familles choisies dans lesquelles la vie trans peut être reproduite, dans lesquelles nous mettons en commun les ressources des petits boulots, du vol, du travail du sexe et du travail salarié pour permettre à la vie trans de subsister. Nous encourageons des pratiques anticapitalistes, antiracistes et abolitionnistes révolutionnaires qui font partie de la résistance communale au genre, au racisme, au sexisme, au validisme et au capitalisme. Ici le travail de la transition prend place simultanément dans les espaces de travail communautaires et capitalistes qui se superposent, les ressources financières et la reproduction sociale circulant entre les deux.
Ces cultures trans fleurissent partout où les personnes trans sont exclues du système de santé légitime et de l’espace de travail légitime, et en conséquence ce travail est souvent réalisé par les personnes racisées, les personnes handicapées, les subalternes du capitalisme. Cela signifie que le capitalisme racial cherche aussi à extraire de la plus-value de ces cultures. Ainsi la ballroom culture de Occupied Turtle Island/ Amerikkka, créée et animée par des personnes queer, trans et genderfluid racisées, vint à la connaissance du plus grand et plus blanc public par des processus de marchandisation, documentation et théorisation qui exploitèrent le travail trans. Dans un tel processus, les compétences et l’esthétique qui communisent la transition sont abstraites de leur base matérielle, aliénées de leur contexte social trans au profit d’autres et exploitées par des pop-stars, réalisateur-ices et universitaires en un écrasant processus d’accumulation du capital. Des générations d’artistes blanc-hes bourgeois-es continuent d’accumuler du capital sur le dos des travailleur-es trans racisé-es, payant seulement des miettes en échange, quand iels payent. Et pourtant, face à ces dynamiques, le travail communal trans continue à opposer son extravagante menace : la culture trans change, grandit, s’acharne, persiste, résiste.
Le travail trans circule ainsi entre les espaces de travail, et est à la fois communisé et exploité dans la production de la transition. Mais les personnes trans sont aussi toujours en train de travailler individuellement et collectivement au sein de la famille et de tous les autres espaces de travail afin de produire leurs transitions, parce que la transition elle-même est le présupposé nécessaire et le résultat des relations de production capitalistes racistes validistes hétéropatriarcales. La famille genrée est le système de division et d’exploitation du travail qui reproduit les corps individualisés, pour que puisse en être exploité le maximum de travail salarié – un mécanisme nécessaire au capitalisme qui écrase la reproduction, l’organisation et le désaccord collectif des travailleur-es, par l’atomisation de leurs subjectivités et le contrôle coercitif des frontières à la porte de la maison familiale. Le genre est le système de management des travailleurs essentiel au capitalisme, la famille est le service des Ressources Humaines du genre, et la police n’est jamais loin. La production d’individus genrés présuppose et produit, à titre d’externalité, à la fois des raté-es du genre et des excès de genre : les personnes trans. La transition émerge ainsi comme la seule forme de vie possible sous le capitalisme.
Les personnes trans sont par définition celleux dont l’exclusion forcée détermine les limites du système fermé famille-capital, et la transition en contexte capitaliste est le processus qui répare suffisamment le corps et l’être trans pour qu’il fonctionne au sein de la famille et de l’espace de travail. Mais plus encore, en tant qu’extérieur constitutif de la famille capitaliste, notre travail, le plus souvent racisé et handicapé, produit le genre lui-même sous le management brutal des hommes cishet et de leurs ardent-es subordonné-es. Ainsi la transition, comme tout travail, est aussi la condition essentielle et le site de résistance communale au capitalisme.
Quand nous prenons le contrôle collectif des moyens de production de notre genre, nous luttons pour une transition au-delà du capital, et des relations au-delà de la famille. Quand la transition est arrachée à l’administration, l’exploitation et la tutelle des institutions du système de santé, elle émerge comme une forme de résistance collective. De ce point de vue, le genre sain est un fantasme fasciste, biologique, dont la fonction dans la tête des exploiteurs et des idiots utiles est la dissimulation des conditions sociales et de la fonction sociale de la transition. Nous embrassons la transitude comme une maladie du genre : la transition, dans cette forme développée, est l’insurrection de la vie contre le capital, la force productrice révolutionnaire pour les humains.
Le travail trans exploité prolifère dans la famille et les autres espaces de travail : le coming-out, les badges à pronoms, le temps devant le miroir, les annonces au bureau, les vacances en famille, les mises à jour administratives, les célébrations religieuses. Et le travail trans communisé prolifère dans les réunions, les sites en ligne, les manifs et les clubs : la danse, le care, l’amour, la débrouille, l’apprentissage, la création, le changement, le partage, la lutte et la transition. Quand le travail de transition est policé et exploité il est, comme tout travail, écrasant, ennuyant, et cher – il épuise la vie trans en un travail mort, il consume la force productrice révolutionnaire de la transition par les multiples shifts requis pour survivre quand on est trans sous le capitalisme. L’exigence de salaire pour la transition vient de cette position d’épuisement et d’injustice, un appel à la compensation. Mais là où le travail de la transition est communisé il commence à remplir son rôle social inévitablement révolutionnaire en tant que présupposition, produit et négation du capitalisme : quand nous transitionnons ensemble, le genre est une joie sans travail. Nous exigeons du salaire pour la transition afin de pouvoir travailler ensemble vers cet horizon communaliste.

Solidarité trans-travail
Nous ne prétendons pas que toutes les transitions sont égales, ni que toute transition peut être comprise par la relation de travail salarié. À la place, nous soutenons que la perspective de la transition comme travail, de la transition comme présupposé, produit et négation du genre capitaliste, est une analyse de la transition telle qu’elle apparaît sous le règne du capitalisme impérialiste trouvant son origine dans les états coloniaux européens. Mais nous affirmons que la perspective exigeant du salaire pour la transition est une perspective qui permet de construire des solidarités trans-sectorielles et trans-transition. De fait, de même que le capitaliste possédant une plateforme digitale prétend que son livreur est un auto-entrepreneur « partenaire » de manière à obfusquer le véritable statut du livreur, celui de travailleur néo-féodal qui loue ses moyens de production à son patron, de même certaines transitions sont valorisées en contexte capitaliste comme expressions d’autoréalisation individuelle de manière à obfusquer le rôle de la personne trans comme travailleur-e de l’espace de travail du genre capitaliste. Ainsi certaines personnes trans se voient accorder des chirurgies de luxe, des unes en papier glacé, des tribunes dans des journaux transmisogynes, un salaire pour leur boulot de flics et managers des transitions, précisément dans le but que soit refusée à d’autres leur transition, et à toutes les personnes trans leur subjectivité révolutionnaire. Celleux qui encourent ce refus sont en général celleux dont le genre est racisé, handicapé, colonisé ou autrement exclu du système de genre capitaliste. L’obfuscation de la fonction de la transition comme travail est un mécanisme de défense du capitalisme contre le communisme du genre, tandis que la perspective marxiste sur la transition ouvre le champ de ce qui compte comme transition par principe de solidarité entre travailleur-es.
L’exigence de salaire pour les transitions doit lutter contre cette stratification de l’espace de travail du genre en insistant que le salaire est dû à toutes les personnes trans et toutes les transitions, y compris les formes au-delà des termes « travail » et « transition », jusqu’au point où les termes eux-mêmes s’effritent. Une fois compris que le travail salarié et la transition sont produits par des logiques capitalistes-coloniales, c’est lorsque la transition en contexte capitaliste est reconnue comme travail que les possibilités de transition en-deçà, au-delà, contre, à travers et après le capitalisme s’ouvrent sur l’horizon communal et son dépassement.
Le salaire pour les transitions est ainsi une exigence décoloniale qui refuse la perspective limitée selon laquelle seules certaines formes coloniales de travail, d’organisation et de transition sont dotées d’une subjectivité révolutionnaire. Nous exigeons la fin immédiate de toute occupation des terres indigènes et du vol de leurs ressources, et nous exigeons des réparations pour assurer la surjouie de toustes celleux dont les genres et transitions sont des résurgences anticoloniales. Nous exigeons des récompenses permanentes en échange de l’injuste travail que toutes les personnes trans de couleur et que toutes les femmes de couleur réalisent dans et contre la production des systèmes de genre impériaux et capitalistes. Nous exigeons de la part des états impériaux une paye régulière en échange du travail des activistes qui défont les lois coloniales extractivistes qui régulent le genre et la sexualité dans le cadre de la mondialisation du capitalisme impérial.
Et le salaire pour les transitions est une exigence handi et neurodivergente. En échange du travail fourni pour devenir des corps et des esprits compatibles avec les diktats du capitalisme cishétéropatriarcal nous exigeons paiement, et nous exigeons la compensation des travailleur-es pour les injustices qui, depuis le temps passé à travailler dans l’utérus, nous ont été infligées par le capitalisme et transformées par le capitalisme en handicaps. D’abord le capitalisme fait de nous des handicapé-es, soit en marquant nos corps comme ceux qui ne peuvent produire de valeur ou en épuisant nos corps jusqu’à ce que toute valeur en soit extraite, puis le capitalisme exige que nous les handis travaillions deux fois plus dur pour survivre. Payez-nous ! D’abord le capitalisme nous dégenre et désexualise en tant qu’handicapé-es, puis il exige que nous les handicapé-es travaillions deux fois plus dur pour avoir des genres et des sexualités, travaillant sur des apps de rencontre, dans les cabinets de monstruosités de la téléréalité, aux bars à maquillage des grands magasins, à la promotion photo de la diversité, simplement pour retrouver des corps appréciables. Payez-nous ! Afin que nous puissions mettre fin à l’aliénation de nos corps requise pour produire toute valeur.
Et plus encore, ce qui ressort du « Ain’t I a Woman » de Sojourner Truth et du « On ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir est que toutes les femmes travaillent pour être des femmes, et que ce travail est aussi le travail de la transition. Cela ne signifie pas qu’il existe un état naturel prégenré à partir duquel les femmes travailleraient à être des femmes, ni que la différence marquée entre « personnes trans » et « femmes » comme classes en intersection est inconsistante, mais simplement que toute féminité est un travail au service d’un autre, que tout genre est toujours suspect. Transitionner, ce n’est pas passer d’un point fixe à un autre, ni devenir le genre que l’on était depuis toujours, mais plutôt s’engager, avec une autonomie incertaine et une incarnation conflictuelle, dans le travail permanent d’être genré. Ainsi nous ne cherchons pas la joyeuse promesse d’une euphorie de genre qui serait un point final mais plutôt de meilleures conditions de travail en contexte genré. Ainsi nous appelons toutes les femmes à nous rejoindre dans notre lutte pour un salaire pour les transitions et à prendre leur part du butin.
Ces solidarités doivent prendre en compte les diverses conditions dans lesquelles travaillent différentes personnes trans, et la lutte pour un salaire pour les transitions est une lutte qui vise à exposer de multiples ontologies de travail et de libération. Le salaire pour les transitions n’est pas la perspective universelle sous laquelle toutes les transitions devraient être subsumées, mais une perspective révolutionnaire visant l’expansion de la catégorie « transition », l’épanouissement révolutionnaire de toustes.

Du salaire contre la transition
Que notre propos soit clair : nous exigeons un salaire pour les transitions parce qu’il s’agit de l’exigence par laquelle notre nature s’achève et notre lutte commence, parce que le simple fait de vouloir un salaire pour nos transitions signifie que nous refusons que la transition soit l’expression de notre nature, que nous refusons précisément le rôle limité auquel voudrait nous réduire le capitalisme. Quand nous luttons pour le salaire nous luttons, directement et sans ambiguïté, contre et par notre rôle social. L’exigence de salaire pour les transitions est une exigence révolutionnaire non parce qu’elle détruit le capitalisme à elle seule, mais parce qu’elle attaque le capital et le force à restructurer les relations sociales en des termes qui nous sont plus favorables et donc plus favorables à l’unité de la classe. En fait, exiger un salaire pour transitionner ne signifie pas que si nous sommes payé-es nous continuerons à le faire. Cela veut dire exactement le contraire. Exiger un salaire pour nos transitions, c’est rendre visible le fait que nos esprits, corps et émotions ont été toutes déformées pour servir une fonction précise, dans une fonction précise, et nous ont été renvoyées sous la forme de modèles auxquels nous devrions toustes nous conformer si nous voulons être accepté-es dans cette société. Le salaire pour la transition n’est que le début, mais son message est clair : à partir de maintenant ils vont devoir nous payer parce qu’en tant que personnes trans nous ne garantissons plus rien. Nous voulons appeler travail ce qui est travail afin qu’au bout du compte nous puissions redécouvrir ce qu’est l’amour et créer ce que seront nos genres que nous n’avons jamais connus.
Et ainsi nous n’exigeons pas seulement un revenu de base trans afin que des transitions heureuses puissent être obtenues dans les limites fixées par une économie solide, mais la communisation pleine et entière du travail trans. Se contenter de voir le salaire de nos transitions comme une chose plutôt que comme une perspective revient à détacher le résultat final de notre lutte de la lutte elle-même, et passer à côté de son sens : la démystification et la subversion du rôle auquel les personnes trans ont été confinées dans la société capitaliste. Nous ne ferons pas don de nos transitions à l’État, mais volerons à l’État nos transitions. Le travail de la transition est le travail de la lutte des classes, et seules les actions de solidarité qui forment une conscience de classe révolutionnaire peuvent réaliser l’abolition de cette classe.
Si l’exigence d’un salaire pour les transitions est un appel à l’abolition du genre, elle est aussi et tout autant un appel à la communisation du genre. Nous luttons pour abolir le capitalisme, qui est ce qui produit la « transition » telle que nous la connaissons, et dans cette lutte nous communisons la transition jusqu’à ce qu’elle en devienne méconnaissable. Oui, en tant que trans identifié-es comme trans, nous devrions d’abord saisir que la transition, comme le lesbianisme, est une catégorie de comportement possible seulement dans une société sexiste. Mais l’abolition du genre n’est pas la menace eugéniste qui détruit la possibilité d’une incarnation trans, mais plutôt un horizon communal toujours insaisissable sur lequel nous pouvons voir le libre jeu des hormones, chirurgies, rôles et modifications, dans lequel la transition n’est plus une propriété des seules personnes trans et le genre n’est plus une propriété des seules femmes, et sur un tel horizon s’évanouissent à la fois la féminité et la transition.
Quand la personne trans est payée pour le travail d’être genrée dans le monde, quand les fluctuations ordinaires et extraordinaires de l’être genré sont célébrées et soutenues, quand le soin est gratuitement et librement accessible et que son travail est payé, quand des genres nombreux et dissidents sont rendus possibles par les valeurs jumelles de la communisation et de l’autonomie dans une société libérée, quand il n’y a pas de police et pas de prison, quand il n’y a pas de psychiatres et pas de frontières, quand il n’y a pas d’accumulation du capital, quand la responsabilité du soin des jeunes, des vieilles et de toutes celleux entre les deux est collective, quand l’éducation se fait hors les murs et toute la vie, quand tout le monde est scientifique et soignant-es et docteur-e, quand nous prenons la pleine responsabilité de la création permanente et mutuelle de nos êtres – dans ces conditions, ce que nous connaissons sous le nom de transition est intégralement transformé.

La grève trans
Quelles sont les formes de lutte des classes que l’exigence de salaire pour la transition peut mettre en place ? Certes, la force de travail fragmentée, sans reconnaissance, que nous sommes est l’archétype du précariat invisibilisé, rétif à toute forme d’organisation « traditionnelle », rétif au syndicat centré sur le lieu de travail et au négociateur rémunéré pour traquer le compromis. Mais, bien sûr, ce sont les précaires qui ont le moins à perdre, qui résistent le mieux à l’incorporation dans les mécanismes du capital, et dont le pouvoir sauvage recrée les conditions du travail en tant que tel. Les personnes trans ont ainsi besoin d’une pleine participation dans un grand syndicat, et, tout au long du chemin menant à la grève générale, beaucoup peut être accompli.
Nous sabotons nos espaces de travail : écrivant des lignes de code au fond des monopoles des médias sociaux, ouvrant la porte à des hackers genderfuck qui entrent et piratent les données compromettantes de millionnaires du pétrole. Nous volons nos patrons : imprimant des zines transféministes par milliers sur les budgets d’impression de nos jobs d’assistant-e pédagogique payé-es à l’heure. Nous réalisons des grèves atomisées : nos corps rétifs, qui ne passent pas, pénétrant des espaces activistes en proie à des luttes internes pour contraindre nos camarades à se confronter à la normativité de genre constituant leur temporaire solidarité. Nous opérons des débrayages du genre : nos lèvres barrées de rouge à lèvres volé à l’étalage et nos ongles plongés dans des bouteilles à deux balles de vernis toxique : je suis joli-e maintenant ? Nous mettons en commun nos industries : tirant ce que nous pouvons des stratégies limitées du collaboratif, du collectif, de la négociation syndicale, jetant les ressources gagnées dans la bataille. Nous nous aimons : créant de nouvelles parentèles dans et contre la fournaise de la famille, collectivisant l’éducation de nos enfants outre-biologiques pour en faire le bataillon à venir de la lutte révolutionnaire : puissent-iels nous détruire, et vous.
Le travail du salaire pour les transitions a déjà commencé. Avec cet appel nous reconnaissons le travail déjà engagé et le travail à venir : emmêler, démêler, formuler, reformuler les possibilités de vies trans vivables. Oui, nous exigeons la rémunération immédiate, de la part de l’état, du travail permanent d’être trans : c’est la première et la moindre de nos exigences. Le salaire pour les transitions, c’est à chaque fois que des personnes trans prennent et partagent des ressources, quand la responsabilité collective de la reproduction de la vie trans est assumée, quand la transition est mise en commun.
Quand nous commettons des attaques à main armée pour financer nos chirurgies, c’est du salaire pour la transition. Quand les artistes drag forment un syndicat, c’est du salaire pour la transition. Quand nous distribuons des hormones obtenues sur le marché gris en pleine gender reveal party, c’est du salaire pour la transition. Quand nous prenons des congés maladie pour rester au lit à chialer en regardant des tutos maquillage, c’est du salaire pour la transition. Quand nous nous organisons pour mettre en commun le soin, c’est du salaire pour la transition. Quand nous nous accrochons à un boulot jusqu’à la date exacte de notre opération pour prendre trois mois de congés maladie et démissionner juste après, c’est du salaire pour la transition, et nous exigeons cette paie pour toutes les personnes trans quelle que soit leur position vis-à-vis du marché du travail. Quand nous saisissons les propriétés immobilières de la classe dominante européenne et les mettons entre les mains des Indigènes internationaux, c’est du salaire pour la transition. Quand nous collectivisons les fonds de solidarité, c’est du salaire pour la transition. Quand nous achetons tous les livres jamais publiés par des femmes trans de couleur à nos bibliothèques universitaires, c’est du salaire pour la transition. Quand nous rackettons les riches pour payer des fauteuils roulants, c’est du salaire pour la transition. Quand nous construisons une maison où pourra vivre au moins une personne trans, c’est du salaire pour la transition. Où que les personnes trans s’organisent ensemble pour redistribuer des ressources, ielles entreprennent la communisation en cours du genre, et nous exigeons maintenant le salaire de ce travail de la transition, afin que nos transitions puissent arriver au point où le travail lui-même n’est plus.

Remerciements
J’écris « nous » pour rendre clairs les possibles collectifs du texte, et pour reconnaître les nombreuses voix que je cherche à harmoniser, mais mes erreurs sont les miennes.
Les deux textes dont j’ai tiré le plus, et qui apparaissent en filigrane dans certains paragraphes sont Wages against Housework (https://warwick.ac.uk/fac/arts/english/currentstudents/postgraduate/masters/modules/femlit/04-federici.pdf) de Sylvia Federici et Turn Illness into a Weapon du Sozialistiches Patientencollektiv. Quatre autres ressources clefs sont le Manifeste pour la Santé Trans du Edinburgh Action for Trans Health, le Radical transfeminism zine, le travail sur la reproduction sociale trans de Nat Raha dans Queer Capital : Marxism in Queer Theory and post-1950 Poetics et par Jules Joanne Gleeson sur patreon.com/ QueerComm, et le Wages for Advocacy d’Amy Cohn.
J’ai appris le terme de surthrivance/ surjouissance dans une exposition collective par des artistes autochtones, « Two-Spirit Sur-thrivance and the Art of Interrupting Narratives », à la galerie Never Apart du territoire non-cédé Kahnawake Mohawk sur l’île de Tiohtiake.
D’autres influences sont : le travail sur le transféminisme marxiste d’Alyson Escalante à failingthatinvent.home.blog (certains articles traduits sur ce blog) ; Full Surrogacy Now de Sophie Lewis ; Transfeminist Manifesto de Emi Koyama ; Black on both Sides de C. Riley Snorton ; On ne naît pas Femme de Monique Wittig, et The Woman-Identified Woman des Radicalesbians ; suivi de la lecture transféministe du féminisme radical proposée par Cristan Williams à radfem.transadvocate.com. Moult remerciements sont dus à Nat Raha et Gemma Moncrieff pour les conversations qui ont informé ma pensée, et en particulier à Darcy Leigh pour de fréquentes discussions tout au cours de ce travail.
J’ai été payée 400 £ du Dundee Contemporary Arts pour l’écriture et la mise en page de ce texte, pour l’exposition de 2019 Seized by the Left Hand, organisée par Eoin Dara et Kim McAleese. À partir de cet argent j’ai rémunéré l’illustrateurice 100 £ pour aider à diffuser le travail trans payé, dépensé 126 £ pour trois sessions d’électrolyse pour moi-même, et collectivisé le reste en le donnant au fonds de solidarité de l’Edinburgh Action for Trans Health, auquel peut faire appel n’importe quelle personne trans.